Un beignet contre le dépassement : comment la « théorie du donut » redessine une économie durable

Échafaudée il y a quelques années, la « théorie du donut » présente très simplement les seuils environnementaux et sociaux à ne pas franchir pour développer une économie prospère, à la fois respectueuse de la planète et de ses habitants. Comment l’appliquer en entreprise ? Décryptage.

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Théorie du donut

Péché mignon d’Homer Simpson, le donut est aujourd’hui une pâtisserie populaire à travers le monde. En économie, c’est aussi le nom donné à un modèle qui englobe justice sociale et préservation de l’environnement et de ses ressources. Cette théorie, développée par l'économiste britannique Kate Raworth dans son livre La Théorie du donut (éd. Plon, 2018) consiste à mettre en regard besoins humains et limites planétaires : en un mot, il s’agit de développer une économie pérenne et durable qui respecte la Terre et ses locataires. 

La théorie du donut, qu’est-ce que c’est ?

L’idée est simple. Le trou au centre du fameux beignet regroupe les 12 besoins et droits de bases dont tous les êtres humains devraient bénéficier : équité sociale, égalité des sexes, paix et justice, voix politique, alimentation saine et nutritive, accès à l’eau, à l'éducation, aux soins de santé, à un logement décent, au travail et à des revenus justes, à l’énergie et enfin, à des réseaux de transport et d’information. Dès lors qu’elles répondent à ces besoins, la société et l’économie franchissent le « plancher social » pour entrer dans la partie recherchée : le donut à proprement parler. Attention, toutefois, à ne pas outrepasser sa frontière extérieure, qui symbolise le plafond environnemental ! Au-delà, on dépasse les limites de notre chère planète, au risque de mettre en danger son équilibre, sa survie, la nôtre, et celle de tous les organismes qui la peuplent. Là encore, les dangers sont clairement identifiés, selon les 9 catégories suivantes : changement climatique, utilisation mondiale de l’eau, érosion de la biodiversité, perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, conversion des terres et artificialisation des sols, acidification des océans, appauvrissement de la couche d’ozone, augmentation des aérosols dans l’atmosphère et introduction d’entités nouvelles dans la biosphère. 

Les limites du plafond environnemental du Donut ont été définies et modélisées scientifiquement en 2009 par une équipe internationale de 26 chercheurs, menée par Johan Rockström du Stockholm Resilience Centre en Suède. Cependant, leur utilisation dans le cadre d'une vue d’ensemble est une première. « Kate Raworth présente un concept vraiment nouveau, explique Alan Fustec, fondateur de Goodwill-Management et de l'Agence Lucie. L’humanité doit évoluer entre le plancher social et les limites planétaires qui vont bien au-delà de la trajectoire carbone. » 

Le donut appliqué aux entreprises, ça donne quoi ?

Pour l’ingénieur agronome, si la théorie du donut est présentée de façon telle qu’elle est compréhensible par tout le monde, son application, notamment en entreprise, est une autre histoire. « C’est un défi d’envergure, une grande mutation car elle demande à remettre en question le modèle économique même des structures », insiste Alan Fustec. Afin d’évaluer une organisation et son activité selon ce concept, le cabinet de conseil en RSE Goodwill-Management a créé une triple compatibilité, à la fois économique, sociale et environnementale. Les résultats, à ce jour, sont sans appel : aucune des entreprises tricolores évaluées à ce jour, aussi engagées soient-elles, ne se situe « dans le beignet » et n’est rentable sur ces trois volets ; si elle l’est économiquement, par exemple, sa dette environnementale, creusée chaque année, annule rapidement ce bilan. « En moyenne, les entreprises françaises vont excéder de trois fois les limites planétaires qui leur sont attribuables », indique le président de l'Agence Lucie. Une solide politique de responsabilité sociétale des entreprises ne suffit pas : même les entreprises labellisées Lucie 26 000, qui certifie une démarche RSE concrète et sincère au sein d'une organisation, restent trop gourmandes 

« Rentrer dans le donut ne se fait pas du jour au lendemain. Cela nécessite une stratégie de très long terme, un plan sur 10 ans », avance Alan Fustec, reconnaissant que cela décourage plus d’une entreprise. Toutefois, certaines « se retroussent les manches », conscientes du marathon qui se dessine pour elles. Le beignet n’est pas un objectif inatteignable ou utopique. « Les structures qui font les efforts nécessaires et opèrent cette transformation intégreront bien le donut, que ce soit dans 2, 10 ou 15 ans », précise-t-il. Pour celles-ci, le nouveau label Lucie Positive, développé par l’Agence, va permettre de certifier leur démarche et préciser l’année visée pour atteindre le moelleux du dessert nord-américain. 

Comment viser le donut : l’exemple de Grain de Sail

Pour Jacques Barreau, co-fondateur et Directeur Général de Grain de Sail, une entreprise bretonne (Morlaix) de torréfaction de café, fabrication de chocolat et transport maritime bas carbone, le beignet est rapidement devenu un point de référence essentiel, pour une activité qu’il a conçue comme durable dès sa création, en 2013. « À l’époque, il n’y avait pas de critères très précis disponibles, explique-t-il. On était plus sur des principes généraux comme la réduction de l‘empreinte carbone, l’équitable et le bio. » Par la suite, des démarches et concepts tels que la RSE ou l’entreprise à impact, sont vite devenus, selon lui, galvaudés – transformés en simples arguments marketing. « Les limites planétaires, en revanche, présentent quelque chose de bien plus factuel, poursuit-il. C’est un guide qui permet de voir concrètement les points à améliorer, tant au niveau social qu’environnemental. » 

L’exercice, pour Grain de Sail, a ainsi d’abord consisté en un bilan visant à situer son activité par rapport à ces limites. Navires à voile pour le transport maritime, agroforesterie (à savoir, le fait d’associer des arbres à des cultures agricoles sur une même parcelle), cacao et café bio ou encore système d’économie d’eau au sein de l’usine morlaisienne, installée sur une friche industrielle : le dirigeant a pu constater qu’un certain nombre de décisions s’inscrivaient déjà dans le cadre de plusieurs plafonds planétaires. Idem côté plancher social : en optant pour des prix accessibles, un facteur 3 maximum entre les salaires les plus bas et les plus hauts, l’absence de dividendes, l’achat de matériel scolaire à destination des familles des producteurs et, entre autres, l’optimisation des trajets des bateaux normalement à vide en transportant du matériel médical, la société avait engagé la bonne dynamique sur une partie des besoins humains. À partir de ces constats, une vraie démarche s’est mise en place. « Le but était surtout de savoir s’il y avait des limites sur lesquelles on pouvait agir davantage en montant d’un cran nos initiatives, des choses qu’on ignorait ou auxquelles on n’aurait pas pensé », déroule Jacques Barreau. 

Des actions simples et complémentaires pour agir sur les limites planétaires

S’aligner sur la théorie du donut, c’est bien – c’est même une nécessité. Mais comme le dit Lao-Tseu, même un voyage de mille lieues commence par un pas. Selon Alan Fustec, cette première étape s’appelle la RSE 1.0. : il s’agit de la prise de conscience de son impact et des initiatives à prendre pour le réduire – des efforts qui peuvent mener à l’obtention de labels (Lucie 26 000, B Corp, Engagé RSE de l’AFNOR, RSE - Note attribuée par les parties prenantes de Rate A Company). C’est un stade certes crucial, « mais l’erreur est de penser qu’il est suffisant, alerte le fondateur de Goodwill-Management. Ces organisations n’ont fait que franchir trois marches d’un escalier qui en compte 10, jusqu’au donut. » C’est là que débute la RSE 2.0.

« Contrairement à d’autres concepts, les limites planétaires ne sont pas sujettes à interprétation, estime quant à lui le co-fondateur de Grain de Sail. Cela appelle nécessairement à des actions concrètes avec un but très déterminé. » Pour son entreprise, les démarches visant à limiter, voire éviter le dépassement de ces plafonds n’étaient ni hors de portée, ni compliquées. Et comme il le rappelle, agir sur une limite entraîne bien souvent des conséquences bénéfiques sur une autre – un effet domino que confirme Alan Fustec : « Si l’on prend la réduction des émissions de gaz à effet de serre, il s’agit d’un point parmi les autres, au sein du donut. Pourtant, comme cela demande la mise en place d’une stratégie très complète, il y a des effets collatéraux positifs sur d’autres limites. » Tout est lié. Mais c’est bien sur l’ensemble des plafonds qu’il faut plancher pour qui souhaite entrer – et rester – dans la meilleure partie du beignet. Et cela, seule la mesure exacte, chiffrée, de l’activité d’une entreprise et de ses démarches, permet de le déterminer. Il est temps de mettre la main à la pâte !
 

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