L’intelligence collective, ou comment démultiplier les compétences individuelles au sein de son entreprise

Et si, en 2024, la réussite personnelle et commune passait par l’intelligence collective ? Pour vous aider à comprendre ce concept, qui peut éclairer les entrepreneurs mais aussi dépasser le cadre de l’entreprise, Big média a rencontré Gaell Mainguy et François Taddei, respectivement directeur général adjoint et cofondateur du Learning Planet Institute.

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L’intelligence collective, ou comment démultiplier les compétences individuelles au sein de son entreprise
Gaell Mainguy et François Taddei © LinkedIn, © Rend-Fort

« Imaginons que nous sommes seuls devant une feuille de papier et que l’on demande à chacun d’entre nous de produire un texte. Le résultat peut être très bien. En revanche, si vous et moi nous nous mettons à discuter intelligemment et à produire un texte ensemble, le fruit de notre travail collectif peut être bien supérieur à la qualité de nos textes individuels. C’est ça, l’intelligence collective, c’est la capacité de faire plus que la somme des intelligences individuelles », définit Gaëll Mainguy, Directeur Général Adjoint du Learning Planet Institute. Fondée en 2006, cette association s’appuie sur le concept d’intelligence collective afin de construire des sociétés apprenantes et d’aider les organisations à relever les défis auxquelles elles sont confrontées. Qu’en est-il spécifiquement en entreprise ? Si des études ont montré l’impact positif du travail collaboratif sur le partage des connaissances, la productivité, la motivation des salariés et la créativité, l’intelligence collective permettrait d’aller plus loin. L’utiliser pourrait aider les entrepreneurs dans leur démarche et participer à mettre du sens au cœur de leur action. 

 

 

Big média : Qu’est-ce que l’intelligence collective ? 

Gaëll Mainguy : Pour moi l’intelligence collective, c’est la capacité de faire plus que la somme des intelligences individuelles. En appliquant cette logique à 3, 10, 50 personnes, on peut encore démultiplier la qualité du résultat, et donc obtenir des effets d’intelligence collective qui sont de nature encore bien différente. Une fois qu’on a ça en tête, il faut mettre dans la balance les effets négatifs du collectif. Prenons le même exemple, vous êtes seul devant votre feuille de papier, vous arrivez à écrire un texte… à l’inverse, vous pouvez être 10 et ne pas avoir avancé du tout en deux heures, parce que tout le monde se tire dans les pattes, ou parce que chacun bloque sur un point particulier qui empêche le groupe de réfléchir et de produire quoi que ce soit. Le collectif n’est pas toujours source d’intelligence, il y a donc un effort particulier à faire pour la susciter et faire en sorte qu’il soit intéressant de travailler à plusieurs plutôt que seul. 

 

BM : Pourquoi utiliser l’intelligence collective ? 

GM : Pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce que le collectif n’est pas nécessairement source de productivité. En ce sens, l’intelligence collective peut permettre au groupe de surpasser les effets négatifs du collectif. Ensuite, parce que l’organisation sociale du travail que nous connaissons, typiquement le taylorisme, qui consiste à hiérarchiser, siloter, à attribuer à chaque personne une tache spécifique, le tout pour augmenter la productivité, est peut-être adaptée dans certaines situations mais pas à des sujets de créativité, d’innovation, de compréhension et d’émergence de solutions. Or, dans un monde toujours plus compliqué et difficile à appréhender, on ne peut ni planifier ni prédéfinir les bonnes solutions. L’intelligence collective vise à créer les conditions pour trouver des réponses aux problématiques spécifiques de cet environnement compliqué, et en facilitant la possibilité des uns et des autres d’interagir de manière à susciter l’innovation, augmenter la productivité ou faire émerger des solutions…  

 

BM : Comment utiliser l’intelligence collective et ses outils en entreprise, par exemple pendant les phases de recherche et développement ? 

GM : L’intention, la posture, la culture et les outils, sont les quatre aspects à ne pas dissocier quand on envisage l’intelligence collective en entreprise. L’intention vient en premier, elle peut favoriser la mise en place d’une culture qui va inciter tout un chacun à se mettre dans une posture où il va se sentir en condition de parler, d’intervenir ou d’interagir dans des réunions et autres contextes. Cela va permettre l’émergence de l’intelligence collective et l’utilisation de ces outils. Ce changement postural est très important, car on quitte le lien avec l’expertise et la responsabilité tel qu’il est pratiqué traditionnellement, et ce n’est pas toujours facile ! On peut avoir les meilleurs outils d’intelligence collective, si les personnes ne sont pas dans les bonnes conditions pour les utiliser, il sera difficile de les mettre en place, même si elles font preuve de bonne volonté. 

François Taddei : Sur la question spécifique de la R&D, historiquement, l’intelligence collective n’est pas la posture par défaut. C’est plutôt une phase silotée, disciplinaire. Pourtant, on voit la valeur ajoutée à faire réfléchir les personnes ensemble.  

Des universitaires comme Karim R. Lakhani ont théorisé les différentes manières d’organiser la R&D et se sont demandé si c’était l’apanage de quelques-uns, ou une phase qui devrait mobiliser plus de monde dans l’entreprise, voire plus de monde dans l’écosystème. Cela permet d’entrevoir les différentes manières d’utiliser l’intelligence collective, qu’il s’agisse de faire travailler deux personnes dans une pièce ou de faire appel à tout un tas d’acteurs dans une logique d’open innovation. Généralement, on constate que si on sait utiliser correctement l’intelligence collective, plus il y a de monde qui contribue, mieux c’est. Mais, comme dans d’autres contextes, l’injonction à l’intelligence collective peut alors rapidement tomber à plat si le terrain n’est pas bien préparé. C’est un vrai travail que de faire en sorte que des gens, qui viennent parfois d’univers très différents, coconstruisent quelque chose ! 

 

« Toute l'histoire du vivant peut être reliée par le fil de la coopération » 

 

BM : Dans Apprendre au XXIème siècle, ouvrage qui traite de l’intelligence collective, vous dites vouloir consacrer votre énergie à favoriser la coopération entre les êtres humains et aider à construire une société apprenante via l’intelligence collective. Pourquoi une telle démarche ? 

FT : Dans toute l’échelle du vivant, nous avons besoin de coopérer. L’être humain ne fait pas exception. Et aujourd’hui, nous sommes confrontés à des défis sans précédent, à un niveau planétaire, pour lesquels aucun individu seul ne peut prétendre avoir la solution. Il faut donc inventer autre chose et faire autrement, apprendre à faire ensemble des choses que l’on ne peut faire seul. Toute l’histoire du vivant sur cette planète peut être reliée par le fil de la coopération et, de fait, par l’action et l’intelligence collective toujours plus aboutie. Hier, chasser le mammouth, aujourd’hui, résoudre les problèmes systémiques de pollution ou les problématiques soulevées par l’arrivée de l’intelligence artificielle. Dans cette démarche, les entreprises jouent un rôle clé et ont besoin de mobiliser différentes expertises, disciplines, cultures, pour mieux comprendre la complexité des enjeux et aborder intelligemment des problèmes complexes, plutôt que de proposer des solutions simplistes qui les aggravent. 

 

BM : Quel rôle jouent les entreprises dans la réponse à ses grands défis ? Peuvent-elles, grâce à l’intelligence collective, remettre du sens au centre de la création de valeur ? 

GM : L’intelligence collective est un outil. Elle n’est pas nécessairement vertueuse, et elle ne suffit pas, à elle seule, à remettre du sens au centre d’une organisation humaine, entreprise ou autre. Le professeur Melvin Kranzberg disait qu’une technologie « n’est ni bonne ni mauvaise ; mais elle n’est pas neutre non plus ». Tout dépend de l’intention de la personne qui l’utilise. 

Dans le contexte où la majorité souhaite que les choses aillent mieux, on peut se demander quelle est la manière de mobiliser l’intelligence collective en entreprise, pour faire émerger un nouveau sens à sa mission. Concrètement, cela va permettre aux organisations de se questionner sur leur raison d’être, aux entreprises à mission de définir leur activité, à chacun de sortir du prisme de la productivité, de l’attente des actionnaires, de la marge ou même du salaire, pour se concentrer sur son impact : limiter la déforestation, réduire l’empreinte carbone, améliorer les conditions de vie sur son territoire… Cet alignement entre la mission d’une organisation et la mission des personnes qui la composent est, le plus souvent, le fruit d’une réflexion commune qui peut être menée grâce à l’intelligence collective et donc aux apports de beaucoup de personnes différentes qui se synchronisent pour trouver de nouvelles voies. C’est aussi un moment de convergence entre les uns et les autres, ce qui est primordial dans cette dynamique qui vise à mobiliser l’intelligence collective, et devenir une société apprenante. 

 

« Notre monde change très vite, pour s’adapter il faut apprendre de nouvelles méthodes » 

 

BM : A l’ère du numérique et de la profusion de contenus, que peut mettre en place une entreprise pour synchroniser le collectif, faciliter l’apprentissage et la formation continue dans une intention d’intelligence collective ? 

FT : On l’a vu dans des situations telles que l’arrivée du Covid-19. Le monde est soudainement devenu incertain et il a fallu trouver des sources d’information fiables pour se réorganiser. C’est la même problématique dans le cadre de l’essor de l’intelligence artificielle : notre monde change très vite, et pour s’adapter, il faut apprendre de nouvelles méthodes. Dans la plupart des cas, reprendre ce qu’on a appris dans sa jeunesse et simplement le dérouler tout au long de sa vie est obsolète. Mais alors que doit-on apprendre, et où l’apprendre ? Dans le cadre d’une entreprise, celle-ci peut mettre en place des plans de formation et décider de ce que les salariés doivent apprendre, ce qui convient uniquement si elle a la capacité d’identifier précisément les connaissances à acquérir pour répondre à ses défis. Plus l'enjeu est complexe, plus c’est difficile ! Un chef d’entreprise peut lui-même être une source d’information ou distribuer cette responsabilité à des personnes de confiance, faciliter la veille et l’apprentissage entre pairs, soit à l’intérieur de l’organisation soit à l’extérieur, et activer les leviers de connaissance les plus utiles pour son organisation. Mais l’information n’étant pas toujours fiable, notamment sur le web, produire soi-même de la nouvelle connaissance, la synthétiser, la partager, être soi-même source de connaissance pour son propre environnement est souvent nécessaire et pourtant d’autant plus délicat. 

GM : Au sein d’une entreprise, changer de culture ou de posture, rentrer dans une démarche d’amélioration continue, personnelle et collective, prend du temps ! Une société apprenante est un principe vivant, une spirale vertueuse qui peut toujours s’améliorer, en même temps que les compétences de chacun s’étendent, collaborateurs comme chef d’entreprise, et que chacun se développe intérieurement. 

 

BM : L’entrepreneur peut-il, dans cette démarche, adopter une posture de « chercheur » et y trouver du sens ? 

FT : Dans toute organisation humaine, chacun peut équilibrer son temps entre exploiter ce qu’il sait faire et apprendre de nouvelles choses. Dans le cas des serial entrepreneurs par exemple, ce sont des personnes qui vont régulièrement explorer de nouveaux filons. Dans un monde qui change toujours plus vite, cette posture est d’autant plus importante, car cela ne suffit plus de simplement transmettre ce qui fonctionnait avant, il faut apprendre, explorer et découvrir. Cette posture de chercheur, que peut adopter l’entrepreneur, est une posture d’humilité qui consiste à se dire : je sais que je ne sais pas, et c’est pour cette raison que je vais aller explorer de nouvelles voies. La crise de sens, que chaque membre d’une société peut ressentir y compris le chef d’entreprise, peut venir d’une impression de ne pas contribuer au bien collectif. Or, on trouve plus de sens quand on sent qu’on évolue dans et pour un collectif, quand on est créatif, quand on a un but qui dépasse notre intérêt personnel. L’entrepreneur, étant donné son statut, a un degré de liberté plus important dans ce qu’il cherche à faire et cela peut donner lieu à une recherche, à la fois personnelle et commune, qui peut être menée par l’intelligence collective, et amener son entreprise, et pourquoi pas la société dans son ensemble, à se transformer.  

GM : A l’ère de l’intelligence artificielle, la partie technique, les processus, et la capacité d’une entreprise à s’organiser vont se retrouver démultipliées. Cela nous ramène à ce qui est essentiel chez nous en tant qu’êtres humains et qui est peut-être beaucoup plus difficile à saisir, c’est-à-dire les déterminants qui vont nous permettre de trouver du sens, de la joie, de l’enthousiasme, et qui sont de véritables moteurs de transformation et d’accélération pour l’entreprise, si toutefois elle sait le susciter, le faire émerger et le nourrir. C’est un vrai repositionnement, contre la mécanisation à outrance qui inévitablement ferait de nous des robots ! Et cela nous questionne sur ce qui fait notre espèce, notre capacité à trouver du sens, à être créatifs, à prendre soin des uns des autres. Ce retour de balancier peut paraître paradoxal, mais il est intéressant. Et c’est là que vous pouvons avoir besoin de l’intelligence collective pour le comprendre.

Jean baptiste Ganga
Jean Baptiste GANGA Rédacteur web