Teninke Camara, l’entrepreneure qui favorise l’inclusivité dans le secteur du jeu vidéo

Fondatrice de Blind Bend Studio, Teninke Camara a longtemps lutté pour faire entendre ses convictions dans un milieu jusqu’alors peu enclin à favoriser l’inclusion et la diversité. Aujourd’hui mentor auprès de la jeune génération, elle s’efforce de prouver que les femmes ont aussi leur place dans cette industrie.

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Teninke Camara

« Au début, c’était juste pour m’amuser, en rentrant de l’école ». A l’adolescence, la jeune Teninke Camara s’intéresse aux jeux vidéo pour « faire comme ses frères ». Mais progressivement, la passion s’installe et la rend de plus en plus curieuse de cet univers et avide de découvrir de nouveaux titres. « J’ai rapidement cherché des jeux dont le scénario était plus complexe comme par exemple Shenmue créé par Yū Suzuki à la fin des années 90 », se rappelle-t-elle. « C’est ce titre qui m’a permis de prendre conscience de l’impact et de la puissance que pouvait avoir un jeu vidéo. A travers lui, les auteurs ont réussi à communiquer des idées fortes et des émotions très marquées. Chose que je n’avais pour ma part jamais ressenti avec d’autres créations. J’aimais bien l’idée de raconter des histoires et d’utiliser des supports appropriés pour le faire ». 

« Je voulais gravir les échelons jusqu’à pouvoir réaliser moi-même des créations… sauf que ça ne s’est pas passé comme ça ! »

Si Shenmue provoque un déclic chez la jeune femme, nombre d’autres titres sont loin de posséder les mêmes qualités. « Dans certains jeux de combat, plus on tapait le personnage, plus il était dévêtu. Je trouvais ça dégradant, surtout pour les personnages féminins, qui étaient beaucoup plus souvent pris à parti ». Jusqu’à la personnalisation de protagonistes, Teninke Camara se rappelle qu’il était alors difficile d’obtenir des avatars qui lui ressemblaient. « Par exemple, il n’était pas possible d’avoir des cheveux crépus. J’ai toujours trouvé que c’était un manque, mais je n’en ai pas moins apprécié les jeux avec lesquels j’ai pu m’amuser dans ma jeunesse », pondère-t-elle.
Dès le lycée, la jeune femme savait déjà qu’elle se tournerait vers le secteur des jeux vidéo une fois son bac en poche. « A l’époque, ce qui me plaisait le plus, c’était tout l’univers sonore qui enrobait les différentes histoires ». En ce sens, Teninke Camara entame des études en ingénierie du son après un BTS en système électronique. « Je voulais gravir les échelons jusqu’à pouvoir réaliser moi-même des créations… sauf que ça ne s’est pas passé comme ça ! ».

Avant même de trouver un emploi, la jeune femme peine déjà à obtenir un stage. « Au fil des mois, je voyais tous mes camarades trouver un stage et valider leur année alors que mes entretiens ne menaient jamais à rien. Pourtant, lorsque j’envoyais mon CV et mon portefolio ma candidature semblait plaire, mais tout se stoppait dès qu’on me voyait. Donc j’ai rapidement réalisé qu’il y avait un problème vis-à-vis de moi ».
Il lui faudra deux ans pour enfin trouver une entreprise prête à l’accepter. « Je l’ai trouvée à un mois de la date butoir », se rappelle la jeune femme. Mais là encore la jeune femme doit s’adapter puisqu’elle ne fera pas un stage dans un studio de jeux vidéo, comme elle l’aurait souhaité, mais dans la robotique.

« Le but n’était pas seulement de monter un jeu mais d’encourager les femmes à se lancer dans ce secteur, car il y a de la place et de quoi innover »

« Rétrospectivement ça reste malgré tout l’une de mes expériences les plus formatrices », note Teninke Camara. En autodidacte, elle se forme au métier de motion designer pour compléter sa palette d’outils. A la fin de ses études, Teninke Camara croise la route de celle qui deviendra son modèle, « c’était un peu mon double en fait ! ». Mêmes études, même reconversion, et surtout, même parcours du combattant pour intégrer une entreprise. « La toxicité qu’elle avait subi pendant son parcours m’a rappelé ce que j’avais moi-même vécu ».

La jeune femme décide alors, non seulement de créer ses propres jeux vidéo, mais également de se positionner comme mentor afin d’encourager ses pairs à s’imposer dans le milieu. « J’ai rencontré d’autres femmes noires qui devaient travailler bien plus que leurs collègues blancs pour espérer être considérées. Une seule erreur et elle étaient directement stigmatisées tout au long de leur vie dans l’entreprise ».
En parallèle de ces rencontres, la jeune femme commence à conceptualiser son projet aux côtés de sa sœur, fraîchement diplômée et issue de la même filière qu'elle. « Le but n’était pas seulement de monter un jeu mais d’encourager les femmes à se lancer dans ce secteur, car il y a de la place et de quoi innover », ajoute-t-elle.

« Faire les jeux qu’on voulait voir »

Dans une étude publiée par EA en 2018, 56 % des participants avaient déclaré qu’il était important pour eux que les entreprises de jeux vidéo soient plus inclusives envers des publics diversifiés. Malheureusement, encore aujourd’hui, tous les titres disponibles sur le marché ne sont pas accessibles. « Bien sûr, je suis consciente qu’il est impossible de faire un jeu qui mettra en avant toutes les facettes de notre société et qui sera manipulable par tout un chacun ». Néanmoins, l’entrepreneure décide d'y croire en se rapprochant d’entreprises capables de développer des solutions hardware, comme des manettes sur mesure pour répondre aux besoins adaptés à chaque handicap. « L’idée était de faire les jeux qu’on voulait voir avec une expérience agréable pour tous ».
Dans ce premier titre intitulé Blind Frontiers, Teninke Camara et son équipe, devenue Blind Bend Studio, ont décidé de mettre en avant un personnage atteint d’albinisme. Ce jeu, sur fond de quête d’identité a aussi pour vocation de proposer une vision plus positive de cette pathologie. « Il y a toujours eu une représentation dégradante des personnes atteintes d'albinisme. On le voit bien dans le film Matrix par exemple ».

Fort heureusement, le secteur semble aujourd’hui tirer des leçons de ses faux pas comme le note la co-fondatrice de Blind Bend Studio. « Désormais, les jeunes femmes souhaitant évoluer dans le jeu vidéo peuvent trouver du soutien auprès d’associations telles que Women in Games ou Afrogameuses ». La filière prend également à cœur la sécurité des joueuses et développe en ce sens des outils pour contrer le cyberharcèlement. Toutefois, la jeune femme reconnait que malgré les initiatives émergentes et l’entraide qu’elle reçoit de ses paires, ses convictions restent encore marginales dans le monde des studios de création. « J’ai le sentiment qu’au niveau de l'offre d’inclusivité en entreprise, je suis une des rares à la proposer », déplore-t-elle. Ajouté à cela l’accès aux financements, qui demeure beaucoup plus complexe pour les entreprises dirigées par des femmes. Des difficultés qui, loin de freiner l’entrepreneure, l’ont motivée à devenir elle-même mentor auprès de la jeune génération. « Oui c’est un secteur difficile d’accès mais non il n’est pas totalement fermé », rappelle-t-elle. Depuis 2020, Teninke Camara milite pour favoriser l'inclusion des femmes dans les métiers scientifiques, technologiques et numériques. « C’est un engagement qu’on va renforcer jusqu’à ce que tout le monde s’en empare », conclut-elle.

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Mélanie Bruxer Rédactrice web