Jehanne Rousseau (Spiders) : « Le jeu vidéo n’est plus un jouet »

Jehanne Rousseau, co-fondatrice du studio de jeux vidéo Spiders, était invitée sur la scène Plein Cadre lors de l’événement We are French Touch 2023 afin d’évoquer son travail dans le secteur vidéoludique. Première industrie culturelle au monde, le jeu vidéo incarne à ses yeux un formidable levier de créativité chez les joueurs.   

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Jehanne Rousseau, CEO de Spiders

Jehanne Rousseau, co-fondatrice du studio Spiders, est créatrice de jeux vidéo depuis plus de 25 ans et a donc assisté de l’intérieur à la croissance d’un secteur qui, en l’espace de quelques années, s’est propulsé au sommet des industries culturelles – en 2021, le secteur affichait un chiffre d’affaires stratosphérique de 192,7 milliards de dollars dans le monde et pas moins de 6 milliards sur le seul marché françaisen 2023 (un record dans l’Hexagone). A l’occasion de la dernière édition de We are French Touch, Jehanne Rousseau, en véritable conteuse d’histoires, est donc revenue sur la naissance de sa vocation, mais également ses débuts dans l’industrie et la créativité induite par l’interactivité propre au jeu vidéo. 

 

Spiders, un studio français de développement de jeux vidéo 

Spiders est un studio français de développement de jeux vidéo fondé en 2008 et spécialisé dans la conception de jeux de rôle. Jehanne Rousseau a co-fondé Spiders avec six autres associés venus du studio Monte Cristo, après avoir développé ensemble le jeu Silverfall. Le studio réalise le portage (adaptation d’un jeu existant d’une plateforme à une autre) de plusieurs jeux sur Xbox 360 et développe également des jeux originaux tels que Of Orcs and Men, Mars: War Logs ou Bound by Flame En 2019, le studio lance GreedFall sur Xbox One, PS4 et PC quelques semaines après l’annonce du rachat du studio par Nacon, filiale gaming du grand groupe français Bigben Interactive. Le jeu s’écoule à plus de deux millions d’exemplaires. 

En avril 2023, Jehanne Rousseau cède la direction de Spiders à Anne Devouassoux, mais en demeure néanmoins la directrice créative. Elle est ainsi à l’origine de Steelrising (2022), jeu uchronique situé pendant une Révolution française fantasmée où Louis XVI lâche une armée d’automates sur la capitale. La co-fondatrice de Spiders recevra l’Ordre national du mérite en 2021 des mains de Muriel Tramis, pionnière du jeu vidéo en France. 

« Le cœur de mon métier ? Offrir des mondes au joueur » à travers la création de jeux vidéo 

Tout part d’un souvenir d’enfance. Arrivée sur la scène Plein Cadre, Jehanne Rousseau se remémore les cartes marines qui décoraient la maison de ses grands-parents, en Bretagne. Des paysages qui, selon elle, « appelaient au rêve ». C’est de cet endroit onirique qu’est venu la passion des mondes imaginaires qui constitue aujourd’hui encore le cœur de son métier. Plus tard, Jehanne Rousseau découvre un nouveau type de cartes, non plus réelles mais imaginaires, notamment à travers les livres illustrés de J.R.R Tolkien (Le Seigneur des anneaux), qui donnaient « une forme de réalité à des mondes inexistants ».  

Elle commence alors à créer des histoires à son tour, conçoit des aventures et dessine elle-même des cartes telles que celle présentée à son auditoire lors de We are French Touch, en l’occurrence issue du jeu GreedFall (2019). Pour la co-fondatrice du studio Spiders, cette map évoque moins le jeu en tant que tel que le « symbole de tracer, de donner une forme de concrétisation à des mondes imaginaires », déclare-t-elle. « Le cœur de mon métier ? Offrir des mondes au joueur ». 

Le parcours d’une créatrice de jeux vidéo indépendants 

Avant de devenir game designer, Jehanne Rousseau débute dans l’industrie vidéoludique comme graphiste pixel et travaille à l’époque sur GameBoy, avant de passer sur mobile chez l’éditeur français Gameloft. « Mon travail est vraiment d’imaginer des aventures. Ce n’est pas quelque chose de linéaire comme dans un film ou un roman. On génère des possibles pour le joueur, on lui ouvre des portes, on le laisse naviguer, rêver ses propres choix, impacter et décider d’une histoire qui sera la sienne », affirme avec conviction la directrice créative de Spiders. 

Un tournant s’opère quelques années plus tard après une expérience de trois ans dans un studio indépendant de jeux vidéo, dénommé Montecristo, où elle travaille cette fois sur PC. « J’ai rencontré une équipe extraordinaire avec qui on a décidé de monter notre propre studio ». Spiders voit ainsi le jour en 2008. « On commençait à développer des jeux, des mondes originaux. Nous ne voulions pas forcément travailler sur des licences connues et rentrer dans le moule de l’industrie, confie-t-elle, mais s’emparer d’une création originale ». L’entreprise, qui se spécialise dans les RPG (role playing game, ou jeux de rôle, soit des licences gigantesques comme Pokémon ou Final Fantasy), s’est nettement développée, passant « d’un petit groupe indépendant de sept créateurs à une entreprise d’une centaine de personnes ».  

Une industrie qui propose une grande variété de métiers  

D’après une étude de la DGE (Direction générale des entreprises)2, la filière française du jeu vidéo employait déjà, en 2018, près de 12 000 personnes, avec un rythme annuel de croissance de 9 %. Il s’agit bel et bien d’une industrie, qui mobilise cependant une gamme de compétences qui ne sont pas intuitivement associées à la création vidéoludique. « Le jeu vidéo se fait avec de nombreux métiers, constate Jehanne Rousseau. Scénaristes, dessinateurs, concept artists, modeleurs, animateurs, acteurs mais également des musiciens, etc. Entendre pour la première fois un personnage qu’on a imaginé et qu’on a rêvé pendant des mois est une émotion extraordinaire ». 

« D’un autre coté il y a évidemment les programmeurs qui permettent à tout cela de fonctionner », concède la CEO de Spiders. « Le jeu vidéo est un domaine en perpétuelle évolution. On est passé de la GameBoy, avec des personnages de quelques pixels de haut, à des choses qui se rapprochent du niveau de réalisme du cinéma », remarque-t-elle justement – il n’y a qu’à voir certaines cinématiques de jeux vidéo pour s’en rendre compte. « Le jeu est partout, au quotidien, jusque dans nos poches ». Pour preuve, la France comptait 39,1 millions de joueurs en 2023 (dont 86% d’adultes)3… « Que vous en ayez conscience ou non vous êtes des gamers ! De plus, le public a vieilli. Le jeu n’est plus un jouet », affirme Jehanne Rousseau. 

Jeu vidéo en France : la plus stimulante des industries culturelles ? 

La CEO de Spiders dresse un constat limpide : le monde du jeu vidéo « n’est plus une petite bulle de spécialistes et de geeks qui jouent dans leur coin, mais quelque chose qui s’est répandu dans toutes les strates de la société ». En tant que créatrice, « il faut se mettre à la place des joueurs ». Ainsi Jehanne Rousseau se sent-elle moins auteur que conteur, « quelqu’un qui va imaginer des histoires interactives. Les étincelles que je transmets en tant que fabricante de rêves, les joueurs en font leur propre aventure et la transmettent à leur tour ». Contrairement donc à certaines idées reçues, le jeu vidéo, loin de plonger les joueurs dans un état passif, suscitent de l’interactivité et de la créativité. « Je créé des mondes, mais la principale démarche est celle du partage, de l’empathie avec des joueurs qui vont créer à nouveau et transmettre la volonté de créer », atteste-t-elle. 

Dématérialisation, renouvellement des supports, streaming, réalité virtuelle… Le jeu vidéo affiche, par rapport à d’autres industries, une faculté d’innovation sans pareille. Jehanne Rousseau cite par l’exemple la pratique de l’ Esport qui, en France, s’est développée à une vitesse spectaculaire – avec pas moins de 11,8 millions de spectateurs et/ou pratiquants en 20234. « On reproche souvent au jeu vidéo d’entrainer les gens dans une sorte de paradis artificiel, mais n’est-ce pas le cas de toutes les industries créatives ? », s’interroge la CEO, avant de conclure. « Si c’est une fuite, c’est une fuite active. C’est la spécificité du jeu vidéo :  les joueurs sont actifs, ils ne passent pas leur temps à recevoir. Ils s’approprient ces mondes, et créent à leur tour ».  

 

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Felix Tardieu

Felix Tardieu

Rédacteur Web