Emmaüs : l’histoire d’un acteur social et économique

Fondé il y a plus de 70 ans et regroupant aujourd’hui près de 300 entités, Emmaüs est devenu l’emblème d’un mouvement social et économique qui, depuis toujours, n’a eu de cesse de mettre en lumière les laissés-pour-compte. Histoire.

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 « Viens m’aider à aider ». Entre 1947 et 1949, Marie-Joseph Henry Grouès, dit l’abbé Pierre, loge dans une maison délabrée de banlieue parisienne. Même si le travail ne lui a jamais fait peur, rénover cette bâtisse de ses propres mains est un travail harassant. Là-bas il accueille la jeunesse défavorisée. Entre centre de jeunesse et auberge espagnole, il y favorise la réconciliation et les rencontres entre Français et Allemands.

« Comme cette maison était ouverte à tous vents, un jour, des voisins en ont profité pour solliciter l’abbé au sujet d’un proche qui avait tenté de se suicider », raconte Jean Rousseau, ancien président d’Emmaüs International, d’Emmaüs France, et actuel président du Centre Abbé Pierre Emmaüs. Avant tout homme d’église, le prêtre catholique a toujours été une épaule solide et un repaire pour de nombreuses personnes en quête d’écoute, de conseils ou d’aide. Une aide financière…c’est justement ce que recherche le malheureux qui a tenté de mettre fin à ses jours. C’est pourtant la seule chose que l’abbé Pierre n’est pas en mesure de lui offrir. En 1949, l’homme d’église est dans une passe difficile, sans un sou devant lui pour voir venir. Il lui répond alors une phrase qui deviendra le ressort du mouvement Emmaüs : « Je ne peux rien te donner. Mais, toi qui n'as rien, au lieu de mourir, viens m'aider à aider ».

 L’insurrection de la bonté

Prêtre, résistant, parlementaire, l’abbé Pierre bataille depuis longtemps déjà pour offrir des logements décents aux plus pauvres. Une tâche ardue. Il faut dire qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, nombre de familles ont vu leur logement ravagé par les bombardements qui ont défiguré villes et campagnes. Quant à l’exode rural, il apporte lui aussi son lot de malheureux qui, en venant chercher travail et avenir, ont été obligés de vivre dans des cabanes insalubres ou des voitures abandonnées, faute d’autre toit. En plein cœur de l’hiver 1954, une série de drames humains pousse le prêtre à se faire entendre auprès des politiques. « Devenu député, l’abbé se bat pour que le Parlement se décide enfin à consacrer des sommes importantes à la création de logements d’urgences ou sociaux. En vain… Alors il accueille, encore et toujours plus, de nouveaux pensionnaires dans sa maison de Neuilly-Plaisance » relate Jean Rousseau, président du Centre Abbé Pierre Emmaüs. Des cabanes de fortunes se multiplient alors tout autour de la résidence du prêtre.
Si les parlementaires refusent d’entendre son appel, il n’en va pas de même pour la presse qui se saisit de l’affaire. RTF (Radiodiffusion Télévision Française) offre alors à l’abbé Pierre une tribune, qu’il lira lui-même sur Radio-Luxembourg, et qui entrera dans l’histoire : l’appel de 54.

« Chaque nuit, ils sont plus de deux mille recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d'un presque nu. [...] Écoutez-moi : en trois heures, deux premiers centres de dépannage viennent de se créer : l'un sous la tente au pied du Panthéon, rue de la Montagne Sainte Geneviève ; l'autre à Courbevoie. Ils regorgent déjà, il faut en ouvrir partout ». Extrait de l’appel du 1er février 1954.

 

« Cet appel déclenche ce qu’on appellera plus tard, l’insurrection de la bonté ». Particuliers comme institutions publiques mettent la main à la pâte. Les magasins du Printemps lancent l’opération « cent francs pour l’abbé Pierre ». Artistes et personnalités se joignent à l’élan de solidarité à l’image de Charles Trenet qui débourse 1 750 000 francs pour un portrait de l’abbé par Rouault. Quant à la Ville de Paris, elle met à disposition des compagnons la gare désaffectée d’Orsay, afin de stocker couvertures, vêtements et meubles offerts par la France entière. En l’espace d’une semaine, les dons collectés atteignent 500 millions de francs (près de 8 millions d’euros). Quatre jours après l’appel de l’abbé Pierre, l’Assemblée nationale se décide enfin à voter en faveur d’un crédit exceptionnel de 10 milliards de francs destiné à la construction de 12 000 logements d’urgence. « Au-delà de l’Ile-de-France, le discours de l’abbé Pierre a résonné dans de nombreuses villes telles que Marseille, Lille, Strasbourg, Mulhouse, Brest ou encore Nantes, où les habitants ont souhaité eux aussi prendre part au mouvement » note le président du Centre Abbé Pierre Emmaüs. L’appel de 54, traverse mers et océans jusqu’à venir aux oreilles de deux prêtres sud-américains. Touchés par ce discours qui fait tant écho à leur quotidien, ils entreront en contact avec l’abbé pour poser les premières pierres de ce qui deviendra plus tard Emmaüs International.

Un précurseur de l'économie circulaire

Depuis son emménagement à Neuilly-Plaisance à la fin des années 40, l’abbé Pierre fait vivre sa maison et ses compagnons grâce à son indemnité parlementaire, « pourtant vient un jour où l’abbé n’est plus député. Ses caisses se réduisent alors comme peau de chagrin jusqu’à le plonger dans une situation financière catastrophique. Son seul moyen de subsistance est de mendier sur les grands boulevards pour maintenir son équipage à flot » raconte Jean Rousseau. Des compagnons, bouleversés par la situation du prêtre, se proposent de renouer avec le métier de chiffonnier, une profession qui consiste à passer dans les villes et villages pour ramasser objets, vêtements ou meubles usagés et les revendre à des entreprises de transformation. Entre 1945 et 1975, la France entre dans l’ère prospère des Trente Glorieuses. Avec elle, c’est l’avènement de la société de consommation. Les Français s'équipent en masse et se débarrassent de leurs vieilleries à tour de bras. C'est le début de l'économie circulaire. Emmaüs devient alors brocanteur d’un genre nouveau, puisque l’argent récolté est mis au service de la communauté et de ses actions.

Des décennies plus tard, plus de 300 000 tonnes de produits sont collectées, triées et réparées par Emmaüs chaque année. Si la démarche est avant tout sociale, puisqu’au-delà de l’apport financier, l’association permet à de nombreuses personnes en difficulté de se réinsérer professionnellement, elle a également un impact environnemental. « En France, Emmaüs est aujourd’hui le premier collecteur de textile en termes de volume et d’emplois » affirme Jean Rousseau, président du Centre Abbé Pierre Emmaüs. Depuis plus de 30 ans, Le Relais, un projet initié par le mouvement Emmaüs, collecte via des milliers de conteneurs, des vêtements qui seront ensuite triés selon différents critères puis revendus à l'export (à des grossistes ou aux Relais d'Afrique) ou dans une des 70 boutiques Ding Fring du groupe. En parallèle de ses actions au sein de la filière textile, le groupe Emmaüs collecte chaque année plus de 3 millions de m3 de marchandises, dont des appareils électriques et électroniques. Si dans la majorité des cas les appareils connaissent une seconde vie, ceux qui ne peuvent pas être réemployés sont remis à des prestataires pour être dépollués, puis recyclés. Des produits qui, depuis 2016, sont disponibles à la vente en ligne par le biais de Label Emmaüs, un site dont 100 % des bénéfices sont réinvestis dans l'activité du mouvement. « Là encore, ce sont des compagnons ou des bénévoles qui sont à l’origine du projet. Cette plateforme, au-delà d’un aspect financier, permet également à toute la communauté Emmaüs d’inciter leurs adhérents à se former à de nouveaux métiers tels que le digital, le marketing ou la vente en ligne ».

Emmaüs : l'histoire d'une restructuration

« Aujourd’hui Emmaüs France est composé de 300 entités qui se regroupent en trois branches : les communautés, l’hébergement/logement et l’insertion/activités économiques » résume Bruno Morel, directeur général d’Emmaüs Solidarité. Si le mouvement est aujourd’hui très organisé et structuré, c’était pourtant loin d’être le cas à l’aube de sa création. Suite à l’appel de 54, en parallèle du mouvement Emmaüs, est créée Emmaüs Solidarité -initialement dénommée Association Emmaüs - afin d’intervenir dans le domaine de l’hébergement, de l’accompagnement social et du logement d’insertion. A la différence d’autres organismes du mouvement, le groupe n’est pas autosuffisant et fonctionne, dès sa création en 1954, grâce aux subventions publiques, dont 65 % octroyées par l’Etat. « Emmaüs Solidarité est également atypique par sa taille, puisque nous regroupons plus de 1 000 salariés, 500 bénévoles et nous gérons une vingtaine de dispositifs » note Bruno Morel. Dès sa création, de multiples initiatives sont lancées : centres d’accueil, services sociaux, opérations débarras, bourses aux logements, financement d’habitat locatif social et même création d’entreprises du bâtiment. Devant une telle diversité, l’organisme se réorganise et se compose en 1956 de trois branches : « compagnonnage », « Amis d’Emmaüs » et « Fraternités », ainsi que de plusieurs « filiales » qui seront rassemblées sous l’égide d’Emmaüs International en 1971.

Avant la création d'Emmaüs France (qui regroupe l'ensemble des associations françaises membres d'Emmaüs International), les divers groupes du mouvement sont très divisés et les communautés sont regroupées selon leurs types de fonctionnement. A cette époque, l’abbé Pierre est toujours entre deux avions ou deux bateaux. Il rencontre successivement Jawaharlal Nehru (l’ancien Premier ministre de l'Inde), Albert Einstein ou encore le président des Etats-Unis Dwight Eisenhower pour développer le mouvement Emmaüs partout dans le monde. « En 1963, alors qu’il voyage entre l’Argentine et l’Uruguay, son bateau fait naufrage. D’abord annoncé comme mort par la presse mondiale, l’abbé Pierre est heureusement réanimé » raconte Jean Rousseau, président du Centre Abbé Pierre Emmaüs. Cet électro-choc terrible lui fait prendre conscience de la nécessité de structurer le mouvement afin qu’il lui survive. Six ans plus tard, à Berne, en Suisse, il rassemble les différentes parties prenantes de la communauté afin de rédiger un manifeste universel, qui rappelle les valeurs sur lesquelles l’organisme fonde ses actions.

 À la fin des années 1970, quelques responsables de communautés, dont Raymond Étienne, responsable de la communauté Emmaüs de Metz, et Laurent Desmard, qui deviendra plus tard le secrétaire de l'abbé Pierre, s'attèlent à préparer la création d'Emmaüs France. Ils parcourent les groupes Emmaüs, organisent des rencontres, et parviennent, en 1985, à sa création.

Savoir rester dans le coup

Au fil du temps, le mouvement Emmaüs a su développer des expertises aussi variées que le réemploi, le reconditionnement, la rénovation, les outils numériques et s’emploie aujourd’hui à transmettre son savoir-faire. A ce jour, quatre associations Emmaüs, ainsi qu’Emmaüs France, bénéficient de l’agrément « organisme de formation », ce qui les autorisent à dispenser des formations professionnelles qualifiantes, aussi bien aux acteurs du mouvement Emmaüs qu’au grand public. Par le biais d’Emmaüs Connect, fondée en 2013, l’organisation propose aux personnes en précarité des ateliers pour s’initier aux services numériques clés et met à leur disposition un accès solidaire à du matériel et à la connexion. Depuis sa création, l’association a ainsi accompagné plus de 40 000 personnes vers l’autonomie numérique. « Ces actions sociales sont également au centre de la Fondation abbé Pierre qui oeuvre depuis 1992 pour le logement des défavorisés, que ce soit en termes de recherche sur le mal-logement ou de financement d’initiatives pour les plus pauvres » ajoute Jean Rousseau.

Si la formation est un axe majeur de développement, l’Empowerment, via des partenariats avec nombre d’entreprises françaises, est également au cœur des projets du mouvement. « Il y a quelques années les bailleurs et les associations ne se parlaient pas. Aujourd’hui ils travaillent de concert sur des projets tels que les pensions de familles. C’est pareil avec les entreprises » affirme Bruno Morel, directeur général d’Emmaüs Solidarité. « Nous avons récemment lancé un partenariat avec la fondation L’Oréal dans le but de développer Emmaüs Beauté. Sur le papier, on pourrait penser que l’entreprise ne colle pas forcément aux valeurs du mouvement, pourtant, il y a 11 ans, ils nous ont proposé de développer des ateliers socio-esthétiques à destination des personnes hébergées ». Pendant plus d’une dizaine d’années, ces ateliers se multiplient jusqu’à donner vie à un espace, conçu à l’image d’une boutique Sephora, avec un design imaginé par L’Oréal, tout en respectant l’ADN d’Emmaüs. Grâce à ce projet, les personnes suivies par l’association reçoivent chaque mois un bon pour pouvoir acquérir gratuitement cinq produits sur un panel d’articles qui va du maquillage aux soins pour le corps. Des professionnels, mandatés par la fondation L’Oréal sont également présents pour animer des ateliers de socio-esthétique ou de socio-coiffure. « Prochainement nous aimerions également proposer des ateliers de socio-barbier » affirme le directeur général d’Emmaüs Solidarité.

 « Notre enjeu a toujours été de savoir rester dans le coup » conclue Jean Rousseau, président du Centre Abbé Pierre Emmaüs. 

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Mélanie Bruxer Rédactrice web