Guerre en Ukraine : quel impact économique et financier sur les marchés russe et ukrainien ?

Anne-Sophie Fèvre, économiste risque-pays chez Bpifrance et spécialiste de la Russie revient sur les conséquences de la guerre en Ukraine pour les marchés russe et ukrainien. 

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Depuis le 24 février 2022, sur ordre du président russe Vladimir Poutine, la Russie a engagé une guerre contre l’Ukraine, entrainant ainsi de nombreuses sanctions à l’encontre du plus vaste pays du monde. Anne-Sophie Fèvre, experte Bpifrance nous détaille les conséquences économiques de cette invasion pour la Russie et pour l’Ukraine.

Big média : Dans quelle situation financière se trouve actuellement la Russie ? 

Anne-Sophie Fèvre : Le cours du rouble a perdu 45 % de sa valeur depuis janvier, ce qui représente une dépréciation extrêmement forte pour le pays. Même lors de l’invasion de la Crimée en 2014, la dépréciation était restée inférieure à 40 % sur toute l’année.  

Lorsque les évènements de février sont intervenus, la Banque centrale russe était à la tête de très importantes réserves en devise (4e ou 5e réserve du monde), de l’ordre de 630 milliards de dollars. Donc dans l’absolu, elle aurait pu intervenir pour soutenir le cours de sa monnaie. Mais la Banque centrale n’a pas été en mesure de le faire puisqu’une grande partie de ses avoirs sont aujourd’hui gelés, car détenus par les banques centrales étrangères.
Ce gel impacte près de 50 % de ses réserves, ce qui explique qu’elle soit incapable d’intervenir sur le cours du rouble. 

BM : Quelles solutions la Banque centrale a-t-elle mises en place pour pallier ce gel ? 

ASF : Tout d’abord, une très forte hausse de son taux d’intérêt. Il est passé en une journée de 9,5 % à 20 %. La Banque centrale a également mis en place de nombreuses mesures de contrôle de change, notamment l’obligation pour les exportateurs russes de vendre 80 % de leurs recettes en devise, la suspension des paiements aux non-résidents au titre des obligations en rouble, des restrictions pour les investisseurs étrangers de transfert des fonds hors de la Russie et la mise en place de taxes sur l’achat de devises sur le marché local via les courtiers. 
Récemment, la Banque centrale a également lancé une nouvelle mesure afin de limiter les retraits de devises en liquide sur le sol russe. 

BM : Au-delà de l’impact sur le cours du rouble, il semble y avoir d’importantes répercussions sur les secteurs financier et bancaire ?

ASF : En effet, l’indice de la bourse russe s’est effondré en début d’année, ce qui a conduit la Banque centrale à suspendre les cotations. Elle devait réouvrir le 9 mars, mais n’a finalement pas pu le faire. 
Les établissements bancaires se retrouvent pour certains en difficulté. Sept banques russes ont été exclues du système Swift, une plateforme de messagerie sécurisée qui permet aux banques de réaliser leurs ordres de paiement ou de transfert de fonds. Le fait qu’elles soient exclues de ce système entrave leurs opérations à l’étranger. 

Certaines banques se retrouvent également en situation de tension de liquidité, la Banque centrale a donc dû rapporter des liquidités au système bancaire. Une situation qui n’était pas arrivée depuis de nombreux mois puisque jusqu’à fin 2021, le secteur bancaire russe était relativement sain. 

BM : C’est-à-dire ?

ASF : Jusqu’à fin 2021, la situation macroéconomique et financière de la Russie était solide. Elle avait des réserves importantes, une situation budgétaire légèrement excédentaire et un excédent courant extrêmement élevé. Donc une situation plutôt favorable. 
Mais dans le contexte actuel on s’attend à une dégradation des finances publiques liée à la fois à une chute attendue des recettes et à la hausse des dépenses. Qu’il s’agisse de coûts liés à la défense ou pour soutenir leur système bancaire et les entreprises, car nombre d’entre elles vont être en difficulté. 

Les marchés financiers américain et européen sont maintenant fermés pour la Russie. Le marché local est également interrompu. Le ministère des Finances russe a suspendu les émissions de dettes publiques sur le marché local. Il y a donc une crainte de défaut souverain qui s’accentue. Des agences telles que Moody’s, Fitch Ratings ou Standard & Poor’s ont fortement dégradé leur rating souverain et ont baissé de 9 à 10 crans. Je rappelle que la Russie était en catégorie investment, et qu’elle se retrouve désormais dans un niveau de rating comparable à celui de l’Argentine alors qu’elle possède une dette publique extrêmement faible, inférieure à 20 % du PIB et une dette publique extérieure qui est inférieure à 5 % du PIB. Malgré ça, il y a des craintes de plus en plus fortes sur un défaut de paiement de l’Etat. 

BM : Un défaut qui pourrait donc être d’ordre politique, c’est-à-dire qu’il y aurait une volonté de l’Etat de ne pas régler sa dette ? 

ASF : Exactement. Mais les avis sont partagés sur cette décision. Certains gardent en mémoire qu’en 1998, Moscou avait déjà fait défaut, ce qui avait fortement traumatisé le pays. 
A ce jour la Russie doit s’acquitter d’un coupon sur une obligation de l’ordre de 117 millions de dollars. Il va donc falloir attendre au moins jusqu’au 16 mars, qui est la date de la prochaine échéance de dette extérieure, pour en savoir plus sur la situation à venir. A partir de cette date, l’Etat aura un mois pour régler sa dette.

BM : Qu’en est-il de la croissance économique du pays ?

ASF : Malgré des fondamentaux solides, la récession sera nettement plus forte que lors des conflits de 2014-2015. A l’époque l’économie s’était contractée de moins de 2 %. On s’attend à une récession bien plus conséquente qu’il y a sept ans, et dont l’ampleur reste encore difficile à évaluer. Cela dépendra de l’évolution de la situation géopolitique et des nouvelles sanctions sur les hydrocarbures. Pour le moment, les prévisions varient entre -5 % et -10 % du PIB.

Avec l’impact du retrait des entreprises du pays, le fait que la Russie n’aura plus accès aux technologies occidentales et que les investisseurs vont progressivement perdre confiance, on s’attend à une forte réduction de la croissance potentielle du pays. La situation est d’autant plus délicate que cette dernière n’était déjà pas très forte puisque la Banque mondiale évaluait à 2 % le taux de croissance à moyen terme de la Russie. 

Et même si le pays commence déjà à envisager une réorientation progressive vers les autres marchés et sources de financement comme la Chine ou l’Inde, cette opération prendra du temps. 

BM : Et qu’en est-il de l’Ukraine ?

ASF : Pour l’Ukraine la crise est évidement humanitaire. Plus de 2 millions de personnes ont quitté le pays. Une situation qui entraine l’émergence d’un crise économique et financière ainsi qu’une contraction de l’activité qui sera extrêmement forte en 2022. Tout comme la Russie, cette récession devrait être plus forte que celle que l’Ukraine avait connue suite aux confits de 2014 et 2015. L’activité du pays s’était alors contractée de moins de 10 % alors qu’il avait perdu ses ressources en charbon et une partie importante de son outil de production industriel situé à l’est.

BM : Qu’en sera-t-il de l’exportation ? 

ASF : Avec ce nouveau conflit, toutes les composantes du PIB vont être touchées, notamment l’exportation. Il y a de grandes incertitudes sur les productions industrielle et agricole. Le pays est un grand producteur de céréales, notamment de blé, et pour l’heure on ne sait pas trop comment les champs vont être préservés et cultivés. 

Environ 70 % des exportations de l’Ukraine passent par voie maritime, ce qui pose également problème car à ce jour, l’Ukraine n’a plus accès à une grande partie de ses ports. 

BM : Quant à la situation financière de l’Ukraine, doit-on s’attendre à ce qu’elle se détériore de plus en plus ? 

ASF : Effectivement. Elle était déjà préoccupante avant ces évènements, et au vu du contexte, elle devrait s’accentuer. La dépréciation de la hryvnia [NDLR : la monnaie ukrainienne] est encore relativement faible car les cotations sur le marché des changes ont été interrompues, ce qui veut dire que la Banque centrale a figé le cours de change. Il n’y a donc plus aucune opération dans le marché d’échange pour cette devise. 

En ce qui concerne les marchés financiers extérieurs, l’Ukraine n’y a plus accès. Ses seules sources de financement viennent des aides et des soutiens apportés par le FMI, l’Union européenne, la Banque mondiale ou d’autres pays. 
 

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Mélanie Bruxer Rédactrice web