Du contrôle de gestion à la fabrication de porcelaine manufacturière : la reconversion de Titaïna Bodin

Se reconvertir dans l’artisanat, beaucoup en rêvent mais peu osent se lancer. Ce n’est pas le cas de Titaïna Bodin, ancienne contrôleuse de gestion devenue fondatrice d’ “Ogre, la fabrique”, une marque de porcelaine manufacturière et écoresponsable. Portrait.

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vaisselle
© Fanny Henry

Août 2019. Titaïna Bodin rentre d’un voyage de sept mois à travers le monde. Son retour en France marque la fin d’une épopée humaine et le retour à la vie réelle. Pourtant, avant même d’avoir posé un pied sur le sol français, la jeune femme sait pertinemment que sa vie de contrôleuse de gestion est derrière elle. Son avenir, elle souhaite le dédier à l’un des savoir-faire les plus délicats du monde : la porcelaine. « Il faut savoir que 80 % des manufactures de porcelaine françaises ont fermé. La vaisselle que vous achetez vient principalement d’Europe de l’est, de Chine ou du Vietnam », déplore la jeune femme. « Et pour la poignée d’entreprises qui a résisté aux différentes crises, la seule solution pour survire a été d’adopter un positionnement luxe ». Mais paradoxalement, la grande majorité de la production hexagonale est exportée à 80 % en Chine ou aux Etats-Unis, des pays très friands de porcelaine française. « Sans ces deux marchés, les manufactures ne pourraient pas tourner ».

Deux ans auparavant, derrière le bureau confortable d’une PME parisienne, Titaïna Bodin était pourtant loin de se douter que bientôt ce ne serait plus les chiffres qu’elle verrait défiler sur son écran d’ordinateur, mais des assiettes ! « J’ai toujours eu dans un coin de ma tête cette petite voix qui me disait que ce n’était pas pour moi, que j’avais besoin d’un métier avec davantage de sens et dans lequel je pourrais créer de la valeur », se rappelle la jeune femme.
Fin 2018, elle demande un congé sabbatique et part pour un tour du monde de sept mois avec pour seul compagnon de voyage son sac à dos. Australie, Nouvelle Zélande, Tahiti, Bolivie, Île de Pâques, Chili…partout où Titaïna Bodin pose bagages, chaque nouvelle rencontre se conclut immanquablement autour d’un repas. Pourtant ce dernier se révèle frustrant pour la française, habituée aux grandes tables joliment dressées autour desquelles on échange pendant des heures. « Au final, nos repas étaient pour la plupart pris sur le pouce dans des food trucks. Il n’y avait pas cette culture de recevoir ou partager un diner autour d’une table bien garnie, agrémentée d’une une belle vaisselle, comme c’est le cas en France », note-elle.

Une marque écoresponsable, accessible et made in France

A son retour en France, la jeune femme reprend temporairement son poste de contrôleuse de gestion afin de préparer son projet...et renflouer ses caisses ! De ses voyages à sa visite du salon de design Maison&Objet, la jeune femme acquière la conviction que son nouveau projet professionnel tournera autour d’une marque de porcelaine made in France, accessible et respectueuse de l’environnement. « On ne le sait pas forcément mais la porcelaine est un matériau 100 % naturel extrait de nos carrières françaises. Elle est composée de 40 % de kaolin, 40 % de sable, 15 % de feldspath, et 5 % d’argile. Donc à choisir, je préfère réchauffer mon dîner du soir dans un matériau naturel que dans une boîte en plastique ! », affirme-t-elle.

Avec comme fer de lance la sauvegarde des manufactures françaises et du savoir-faire des porcelainiers, Titaïna Bodin s’attèle dès septembre 2020 à faire le tour des manufactures hexagonales dans le but de réveiller de « belles endormies », mises à l’arrêt faute de commandes. Un discours qui fait mouche auprès de deux manufactures de la Haute Vienne qui décident de la suivre dans son projet. « Dans les années 90, l’une d’elle comptait plus de 600 salariés. Aujourd’hui, ils sont à peine 70 et ne produisent plus que 30 % de ce qu’ils faisaient dans le passé. Les ouvriers sont très nostalgiques de cette époque et ne comprennent pas pourquoi depuis 30 ans les Français se sont complètement détournés de la porcelaine de Limoges ». La raison de ce désamour : le prix. Un frein auquel s'ajoute le fait qu'un grand nombre de manufactures n’ont pas su prendre le virage de la modernité, notamment dans le design des produits.

Une porcelaine recyclée

Si l’objectif premier de l’entrepreneure est de valoriser le savoir-faire français de nos ouvriers, elle tient également à rendre la production de porcelaine la plus vertueuse possible. Chez « Ogre, la fabrique », rien ne se perd et tout se transforme. Depuis sa création, la marque n’utilise aucune nouvelle ressource pour produire et réutilise d’anciens moules des années 70/80 issus des stocks dormants de la manufacture.
En parallèle, l’entreprise a également mis en place un cercle vertueux pour la porcelaine puisque tout produit défaillant ou abimé, avant ou après sa cuisson, est renvoyé chez le producteur de matière première d’« Ogre, la fabrique » pour y être reconditionné. « Tous nos produits sont composés d’environ 20 % de pâte à porcelaine recyclée, et l’objectif à moyen terme est de passer à 50, voire 60 % ».

L’ensemble de la logistique est quant à elle gérée par un ESAT (Établissement et service d’aide par le travail), et tous les produits sont emballés dans du tissu recyclé ou du carton issu de surplus inutilisés. « De plus, nous proposons de récupérer la vaisselle usagée de nos clients pour la confier à des associations afin de leur donner une seconde vie. Nos produits étant faits à partir de composants inertes, ils ne sont pas biodégradables, c’est pourquoi nous les confions à des recycleries afin qu’ils soient transformés en gravats ». Et toujours dans le but de faire vivre ses produits le plus longtemps possible, l’entrepreneure espère pouvoir proposer prochainement des cours de Kintsugi, une technique japonaise permettant de réparer les céramiques grâce à un filet d’or.

« Il est clair qu’avec l’évolution des mentalités et des préoccupations environnementales, les grands magasins comme Le Bon Marché sont beaucoup plus réceptifs à notre discours. Il y a 10 ans, on nous aurait ri au nez », affirme Titaïna Bodin. Pour autant, tous ne sont pas encore prêts à valoriser le made in France au profit de produits identiques, moins chers mais produits à l’autre bout du monde, selon la dirigeante.

Plus de 10 000 assiettes sur tout le territoire

Si aujourd’hui Titaïna Bodin ne regrette pas son changement de vie, elle reconnait pourtant que son passé de contrôleuse de gestion lui a été bien utile dans la construction de son projet, notamment lorsqu’elle a dû réaliser son business plan, ses budgets ou sa gestion de trésorerie. A peine un an après son lancement, l’entreprise est devenue rentable avec un chiffre d'affaires de 37 000 euros pour l’année 2021. Une belle recette que l’entrepreneure espère doubler en 2022, notamment grâce à une future levée de fonds. En volume, « Ogre, la fabrique » a vendu plus de 10 000 assiettes sur tout le territoire. 
« Au lancement de la boite, j’étais dans l’euphorie des débuts, mais aujourd’hui, je rentre dans la partie la plus délicate. Avec les conséquences de la guerre en Ukraine, l’inflation et la crise des énergies, il va falloir que l’entreprise et les manufactures s’adaptent pour s’y retrouver financièrement ». En parallèle, « Ogre, la fabrique » va accentuer sa présence sur les salons et développer ses branches export et BtoB.

« En France on a la chance d’avoir tellement d’aides pour nous accompagner dans la création et la gestion de notre entreprise. J’ai eu le soutien de Bpifrance, des aides de l’Etat qui m’ont permis de prendre une apprentie et j’ai bénéficié des formations proposées par l’incubateur parisien Source. Au final, même si j’étais seule à la tête de l’entreprise, je n’ai jamais eu la sensation d’être livrée à moi-même », conclut la jeune femme.

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Mélanie Bruxer Rédactrice web