Pourquoi le jean français 1083 ne souhaite pas s’exporter

Toutes les entreprises sont-elles vouées à s’exporter ? Nous ne sommes pas les seuls à nous être posés la question : 1083, entreprise qui produit ses jeans français à moins de 1083 km du consommateur, y a également réfléchi en 2015. Nous avons échangé avec Thomas Huriez, son fondateur, pour savoir où en était sa réflexion aujourd’hui. 

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1083

1083, histoire d’une marque de jean français pour femme et homme en coton bio

« Et vous, trouvez-vous du sens à ce que l’on vende les jeans 1083 à plus de 1083km de chez nous ? », sonde l’entreprise en 2015, deux ans après son lancement. Dans un article intitulé « Quid de l’export ? » posté sur son blog, l’entreprise 1083 s’interroge ainsi sur le sens et la possibilité de s’exporter lorsque l’on est une entreprise made in France avec des valeurs fortes de proximité avec le consommateur et de production locale. A l’origine, 1083 germe en 2011 avec une idée de Thomas Huriez qui fait plusieurs constats : le jean français n’existe plus, les Français souhaitent acheter local, mais ils ne trouvent pas chaussure à leur pied – ou plutôt jean à leurs jambes. « On peut mettre les plus belles valeurs du monde dans un vêtement, si ça ne correspond pas au style ou à l’identité de la personne qui achète, elle ne va pas le consommer », remarque le fondateur. Il se lance alors dans le projet en 2013 sous le nom de 1083, qui correspond à la distance en kilomètres entre les deux villes les plus éloignées de l’Hexagone : Menton dans le sud-est et Porspoder près de Brest. A son lancement en financement participatif, 1083 rencontre déjà plus de succès qu’escompté. Aujourd’hui, la marque continue de grandir et réalise douze millions de chiffre d’affaires, et cela sur le territoire français seulement. Ce développement uniquement en France n’est pas une contrainte, c’est même un choix et une volonté de l’entreprise, non sans questionnement.

La boutique en ligne de 1083, seule manière d’acheter la marque de jean français à l’étranger

« Le seul moyen pour un consommateur étranger d’acheter un jean 1083, c’est depuis internet dans un pays limitrophe de la France », indique Thomas Huriez, fondateur de l’entreprise. Cette dernière, basée à Romans-sur-Isère, cherche avant tout à être proche du consommateur. Les événements l’ont poussée à se développer au-delà de la Drôme, dans les Vosges ou encore à Marseille, un déploiement qui a conforté Thomas Huriez dans sa démarche de proximité. « On a remarqué que pour les habitants des Vosges, 1083, c'est vosgien. Pour notre atelier historique à Marseille, 1083 est marseillais. C’est intéressant de voir qu'à chaque fois, c'est la proximité qui transcende l’image. Grâce à ça, on est passé d’une vision centralisée des jeans 1083 à Romans à la conviction qu’on devait se régionaliser pour se rapprocher de plus en plus des consommateurs ». 

L’entrepreneur perçoit d’ailleurs les usines 1083 aussi bien comme des outils de production que comme des vecteurs « d’émotion, de connaissance, de compréhension et de plaisir ». « Quand vous aimez le vin, vous allez chez le vigneron et la bouteille de vin devient meilleure après la visite du vignoble. De là, on s’est dit que plutôt que de faire une usine à Romans de cinq cent personnes qui ne toucherait que les Romanais ou les Drômois, on pouvait faire dix usines de cinquante personnes dans différentes régions. Et 1083 devient la marque près de chez les gens ».

Des usines et des magasins 1083 partout en France : se régionaliser, une autre manière de s’internationaliser 

Avec de telles valeurs de proximité, l’export deviendrait un contresens. « J’adore les échanges mais si on regrette d’acheter en France des produits du bout du monde que l’on peut fabriquer localement, l’inverse n’a pas plus de sens », affirmait d’ailleurs l’équipe 1083 dans son article de blog en 2015. Thomas Huriez partage toujours cette pensée aujourd’hui : « Le commerce international est une richesse, ce sont des échanges, des partages de culture, de savoir-faire. Mais si on fait du commerce international sur des choses que l’on sait faire nous-mêmes, c’est délétère ». 

Pour autant, et parce que l’international ne se résume pas qu’à l’export, l’entrepreneur n’y est pas fermé. Dans son déploiement en régions, Thomas Huriez voit là une possibilité de vendre des jeans 1083 au-delà des frontières. « Le développement international le plus probable de 1083 pourrait être par capillarité autour de nos régions françaises. Peut-être que demain, il y aura d’abord un atelier en Belgique, puis en Allemagne du sud-ouest, limitrophe de la France. Ce serait une possibilité : régionaliser petit à petit notre production de cette manière, une fois qu’on aura couvert la France. ». S’internationaliser reste donc pour plus tard car pour lui, la France mérite d’abord toute son attention.

Le constat du marché du jean made in France : pourquoi aller voir ailleurs quand les opportunités sont à ses pieds

88 millions de jeans sont vendus en France chaque année selon des estimations du magazine LSA. Parmi eux, 100 000 sont français. Avec 1083, Thomas Huriez estime détenir 0,15 % du marché français du jean, un argument pour s’y concentrer. « On a tellement un énorme terrain de jeu avec le marché français que ce sera plus naturel, rentable et efficace d’investir notre temps et notre argent sur le marché local. Même si on en avait envie d’aller à l’international, avant que ça ne devienne pertinent stratégiquement parlant, il faudrait qu’il n’y ait plus de potentiel de croissance de notre modèle économique en France », raisonne l’entrepreneur. Son modèle recherche justement la qualité plutôt que la quantité et fait de l’achat d’un jean 1083 un investissement de plaisir : « En période d’inflation, avec la baisse de pouvoir d’achat, mettre le prix sur un jean 1083 d’une centaine d’euros n’est pas à la portée de tout le monde. On ne veut pas rendre cette consommation anxiogène mais réjouissante avec une communication positive, pour que le consommateur réalise que c’est un investissement qu’il sera content d’avoir fait ».

Un autre argument pour rester local lui vient du Covid, qui a reposé la question de la délocalisation. « Pour beaucoup de gens, ça a été une prise de conscience des limites et des contraintes de ce monde où tout est interdépendant et interconnecté. Pour nous, cette prise de conscience a été une prise de confiance parce que l’on s’est rendu compte que l’on était résilient », confie Thomas Huriez. Pour autant, la marque le reconnaît elle-même dans ce fameux article de 2015 qu’exporter à de nombreux avantages : faire rayonner la France, rétablir le déséquilibre de la balance commerciale, ou même promouvoir ses valeurs face des marques irresponsables. Aujourd’hui, elle semble pourtant parvenir à cela depuis la France, alors que des marques éthiques d’autres pays la contacte pour en apprendre plus sur son savoir-faire. 

L’international sous forme d’échanges et d’inspiration pour l’entreprise 1083

Liban, Allemagne, Angleterre, Grèce … des marques venant de tous pays ont déjà approché la boutique 1083 pour mieux comprendre sa démarche et son fonctionnement. « C'est exactement le type d’échanges internationaux qui ont du sens pour nous. Récemment encore, une marque éthique italienne a souhaité en savoir plus sur nous, donc on les rencontre avec plaisir ». De ces échanges, Thomas Huriez espère voir des filières locales se développer partout dans le monde à leur tour. « Si 1083 peut inspirer d’autres projets, d’autres marques et être reproduit dans d’autres pays, en étant adapté au territoire, c’est formidable, c’est ça qui nous intéresse », se réjouit-il.

En retour, les équipes 1083 ont elles aussi l’opportunité d’apprendre et de découvrir. « En ayant des échanges avec des entreprises étrangères, que ce soit pour transmettre notre savoir-faire, échanger avec eux ou même s’imprégner de leur expertise, c’est déjà une forme d’internationalisation en quelques sortes ». Dans le cadre d’un reportage avec France 5, Thomas Huriez s’est également rendu il y a quelques années au Bangladesh pour visiter des usines de production de jeans des marques de fast fashion. Il y constate la modernité des machines utilisées, mais aussi la différence de traitement des salariés qui travaillent dans des conditions difficiles. « Il y a aussi des différences de normes environnementales : l’eau à la sortie de l’usine était bleue. En France, c’est quelque chose qui n’existe plus depuis 50 ans », indique le dirigeant de l’entreprise 1083. Ces constats sociaux et environnementaux le confortent dans le besoin de perpétuer le made in France, et cela en coopération avec d’autres marques qui partagent ses valeurs.

Créer un écosystème local fort pour diminuer les importations

Pour faire face à la concurrence de la fast fashion, Thomas Huriez espère ainsi voir se constituer un écosystème local fort avec d’autres entreprises françaises. « Si on trouve plusieurs marques made in France qui s’entendent, se complètent et qui font travailler des usines ensemble, l’écosystème devient plus fort, plus créatif, plus capable et ça libère notre capacité à prendre des parts de marché à nos concurrents ». La concurrence du jean français vient pour lui des marques étrangères de fast fashion, qui représentent plus de 99 % des jeans vendus dans nos magasins. « Pour moi, on ne stimule pas assez chez les boîtes françaises l’ambition de gagner des parts de marché en France », déplore l’entrepreneur. 

D’autant qu’il voit là une autre manière de rééquilibrer la balance commerciale française, en cherchant à diminuer les importations plutôt que de jouer sur les exportations. « Si on garde un peu d’énergie et d’attention pour identifier les marchés intérieurs qui sont en sous-réponse locale française, qui représentent un potentiel d’emploi, d’influence, de protection de l’environnement, on pense que cela ferait aussi du bien à notre balance commerciale, puisque si on les stimulait, cela ferait autant d’importations en moins », estime le fondateur des jeans 1083.

Finalement, sans export, mais toujours avec des échanges, 1083 réussit d’une certaine manière à s’internationaliser pour faire rayonner le savoir-faire français et ses valeurs responsables. Alors, pour Thomas Huriez, il ne s’agit finalement pas de savoir si toutes les entreprises ont intérêt à être internationales, mais plutôt de savoir que faire de ces échanges internationaux et de sa capacité à s’internationaliser. « Si on continue de le faire tous sans réfléchir, les externalités seront négatives et nous coûteront cher socialement, humainement, politiquement et écologiquement », conclut-il.
 

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