Les métiers de l'été : qu'est-ce qu'un verbicruciste ?

Tout au long de l’été, la rédaction de Big média part à la rencontre des entrepreneurs qui nous accompagnent sur le chemin des vacances. Aujourd’hui, Julien Soulié, docteur en lettres classiques et auteur de grilles de mots croisés, présente un métier méconnu : celui de verbicruciste.

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« Ils font face à leurs grilles toute la journée, mais n’en sont pas prisonniers », pourrait nous proposer un verbicruciste pour nous définir sa profession. Derrière les mots croisés qu’on achète au point Relais de la gare et qui nous suivent jusqu’à nos serviettes de plage, se cache un métier insolite pour les amoureux de littérature. Ces derniers ne sont qu’une poignée, à la croisée des chemins, à se creuser la tête pour concevoir des grilles astucieuses et malignes. À 47 ans, Julien Soulié est l'un d'entre eux. Big média est parti à sa rencontre.  

Big média : À quoi ressemble le curriculum vitae d’un verbicruciste ?  

Julien Soulié : Eh bien, tout d’abord j’ai un socle littéraire prononcé. Après des études en lettres classiques, j’ai exercé comme professeur dans la région lilloise. Maintenant que je suis revenu à Paris, je travaille à mi-temps pour le projet Voltaire (plateforme de remise à niveau en langue française et en orthographe, ndlr). À côté de ça, je me consacre à la rédaction. Il peut s’agir d’ouvrages sur le français, de dictées pour des compétitions, mais aussi beaucoup, en l'occurrence, de grilles de mots croisés.   

BM : Verbicruciste est une profession méconnue. Quand cette dernière a-t-elle fait son apparition ?  

J.S : Ce qui est étonnant c’est qu’il y a deux termes. On appelle cruciverbiste celui qui résout une grille de mots croisés, alors que le verbicruciste désigne la personne qui conçoit les grilles et les définitions. D’ailleurs étonnamment, le deuxième terme est apparu bien après, comme si on s’était rendu un peu a posteriori qu’il y avait des gens derrières les grilles. Pour le contexte historique, les mots croisés sont un jeu de lettres assez ancien, inventé par un journal américain au début du XXe siècle. Les grilles ont mis près de dix ans à traverser l’Atlantique, mais on a eu en France des auteurs plutôt fameux de mots croisés. D’ailleurs, le grand public connait souvent, au moins de réputation, les grilles de personnalités comme George Perec, Tristan Bernard ou plus récemment de Michel Laclos qui était la dernière grande star des mots croisés. Cette profession demeure un jeu avant d’être un métier ; et ces noms, que je citais, étaient souvent d’abord journalistes ou écrivains avant d’être verbicrucistes. Il faut dire que la rémunération, dans la majorité des cas, s’approche plus du complément que du salaire. 

« On retrouve systématiquement le plaisir chez le verbicruciste de défier les autres » 

 BM : D'ailleurs, y a-t-il aussi un nom particulier pour ceux qui travaillent sur les grilles de mots fléchés ?  

J.S : Il ne me semble pas ! Il faut rappeler que les mots fléchés sont apparus beaucoup plus tard. Ils viennent d’Allemagne et ont été importés par maître Capello (grammairien, et animateur de jeux télévisés, NDLR) qui dans les années 1970-80 a eu son heure de gloire. À ma connaissance, on parle pour ces grilles d’auteurs de mots fléchés. On pourrait inventer un nom spécifique, mais ce jeu est généré de manière automatique la plupart du temps. Pour les auteurs, les mots fléchés offrent une moindre expression pour « jouer avec les mots », car les définitions très courtes, de facto, rende l’expérience moins intéressante.  

BM : Comment en êtes-vous venu à concevoir des mots croisés ?  

J.S :  Adolescent, j’étais déjà cruciverbiste. Ma grand-mère en faisait beaucoup, donc j’ai rapidement eu des grilles sous le nez. D’un autre côté, j’ai toujours aimé les jeux de mots et m’amuser avec les lettres en règle générale. Un jour, j’ai essayé de concevoir une grille pour ma grand-mère justement et ça a été ma première expérience de verbicruciste. C’est drôle, car je l’ai retrouvée il n’y a pas longtemps en rangeant mes vieux papiers. Évidemment, ce n’était pas terrible, mais ma grand-mère était ravie et l’expérience m’aura mis le pied à l’étrier. Et puis en grandissant, je me suis mis à résoudre des grilles de plus en plus difficiles, notamment celles de Robert Scipion qui est mon verbicruciste favori. Tout cela m’a amené à créer mes propres mots croisés, et finalement à commencer à les vendre à des éditeurs de jeux.  

BM : Aujourd’hui, consacrez-vous encore beaucoup de temps à jouer aux mots croisés ?  

J.S : Hélas, très peu. Le problème des mots croisés difficiles, c’est qu’ils sont très chronophages. Tu peux rester une heure en trouvant un ou deux mots. Souvent ce souci du temps décourage les gens à se tourner vers des mots croisés compliqués. C’est aussi toute la différence avec les mots fléchés qui vont très vite à faire. Avec les mots croisés, le plaisir est différent. Il faut essayer de rentrer dans la tête et la logique de l’auteur, ce qui rend très satisfaisant le fait de trouver la bonne définition.  

BM : Quels sont les pré-requis pour devenir verbicruciste ?  

J.S : Pour devenir verbicruciste, il n’y a ni études, ni formations. Cependant, il faut jouer avec les mots, c’est certain. Je dirais en général que faire une grille nécessite d’aimer chercher dans le dictionnaire, farfouiller dans les mots, chercher leur sens et jouer sur les polysémies, les homonymes. En substance, ça implique tout de même un petit bagage culturel, linguistique et littéraire. Au-delà de ça je pense aussi qu’on retrouve systématiquement ce plaisir chez le verbicruciste de défier les autres. À l’origine en France, on appelait Sphinx l’auteur des grilles (dans la mythologie grecque, Oedipe en arrivant à Thèbes doit répondre à une énigme du Sphinx, NDLR). Ça montre bien l’aspect défi lancé aux joueurs.  

« La conception seule de la grille me prend environ 3 heures » 

BM : Comment fait-on pour commercialiser ses grilles de mots croisés ?  

J.S : Évidemment, il n’y a pas de méthode écrite, car nous sommes peu nombreux à exercer cette activité. Pour ma part, j’appartenais à un club d’orthographe à l’époque. Un adhérent qui était lui-même verbicruciste pour un journal belge m’a envoyé les coordonnés de sa revue en me disant qu’ils recherchaient des contributeurs. Après, les verbicrucistes sont rémunérés à la grille. À titre d’exemple, je travaillais pour la revue 7 étoiles et pour à peu près 200 cases, j’étais rémunéré d’une soixantaine d’euros. Travaillant sans aide logiciel, la conception seule de la grille me prend environ 3 heures. Ensuite, il faut encore trouver les définitions des mots de la grille, ce qui représente à chaque fois une dizaine d’heures de travail. Concrètement, ça représente moins qu’un baby-sitting.  

BM : Existe-t-il une méthode pour concevoir une grille de mots croisés ? 

J.S : Tout commence par ce qu’on appelle la potence de la grille, à savoir les premiers mots horizontal et vertical de la grille. Généralement, c’est ici que l’on place les deux définitions les plus dures, car, si résolus, ces deux mots donnent des éléments de réponse pour presque l’entièreté de la grille ! Après, il n’existe pas de méthode précise, il faut y aller « à tâtons. » Le défi du verbicruciste est aussi de laisser le moins de cases noires possible. Par exemple, sur une grille de dix par dix, l’objectif est de rester autour de huit ou neuf cases. Mais ça, c’est quelque chose qui vient avec le temps.  

BM : Une partie de la rédaction des grilles est déjà automatisée. Pensez-vous que la profession de verbicruciste soit menacée par l’IA ?  

J.S : À titre personnel, j’utilise l’informatique pour sortir des listes de mots selon des configurations données. En fait, c’est un vrai gain de temps sur la conception de la grille et ça me permet de consacrer plus de temps à l’élaboration des définitions. Après, d’autres outils permettent de générer directement des grilles, mais je trouve le résultat souvent décevant. Le problème c’est que cette méthode inclut beaucoup de mots inhabituels, or, pour le joueur, l’intérêt n’est pas là. Le but, c’est de piéger le cruciverbiste sur un mot commun avec une définition astucieuse, pas de lui faire trouver un obscur fleuve du fin fond de la Croatie. En ce sens, il me semble difficile de composer des grilles sans un regard humain. Concernant l’intelligence artificielle, ce que ces outils permettent est éblouissant. Les progrès en contextualisation des IA génératives sont impressionnants et je serais curieux de voir comment un outil comme ChatGpt pourrait composer une grille ! Si les résultats devaient être concluant, ça pourrait acter la fin de l’activité de verbicruciste.  

Martin Ferron

Martin Ferron

Rédacteur Web