Julien Papelier [Média- Participation] : La BD française doit “s’adresser à un public plus international pour s’imposer”

Depuis cinq ans le secteur de la bande dessinée connait une croissance sans précédent, appuyée par de nombreuses séries et films à succès qui renforcent la popularité de ce média. Julien Papelier, directeur général du Pôle audiovisuel de Média-Participations nous éclaire sur les grandes tendances de ce marché. 

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53,1 millions. C’est le nombre d’exemplaires de bandes dessinées que les Français ont acheté au cours de l’année 2020. Ados comme adultes raffolent de plus en plus de ce média qui s’est largement imposé dans les foyers, notamment pendant le confinement. Aujourd’hui, 77 % des enfants lisent une bande dessinée au moins une fois par semaine, contre 43 % pour les adultes, selon une étude menée conjointement par Ipsos et le Centre national du Livre. 
Julien Papelier, directeur général du Pôle audiovisuel de Média-Participations et Président de Mediatoon Audiovisuel et Mediatoon Licensing revient sur l’essor de la bande dessinée en France ainsi que sur les enjeux du secteur.

Big Média : Comment se porte le secteur de la bande dessinée en France ? 

Julien Papelier : 2021 a été une année assez folle avec une croissance de plus de 50 %, notamment grâce au doublement du marché du manga. Il y a deux ans, la BD pesait 18 % du marché du livre, aujourd’hui on est à plus de 26 %. En moins de 3 ans le secteur est passé de 500 millions d’euros à près de 900 millions d’euros de chiffre d’affaires. Donc on peut dire qu’il se porte plutôt très bien !

Cela fait d’ailleurs plusieurs années que la bande dessinée suit une courbe positive dans le marché du livre, si bien qu’elle s’est hissée à la deuxième place du podium, derrière la littérature généraliste et devant le secteur de la jeunesse. Une croissance que même la pandémie n’a pas entachée, bien au contraire ! 

BM : Les Français auraient donc troqué les verres en terrasse contre un bon vieux Boule et Bill ? 

JP : Avec la fermeture des cinémas, des théâtres et des musées, les afficionados de culture se sont massivement reportés sur la bande dessinée, et notamment sur ce que nous appelons les fonds, c’est-à-dire d’anciennes éditions. Notre seul regret est de ne pas avoir attiré une cible qui d’ordinaire ne lisait pas de BD. Pourtant, nous avons eu une belle surprise avec le pass culture, que les libraires ont d’ailleurs rapidement rebaptisé le « pass manga ». Cette année les jeunes en ayant bénéficié, se sont majoritairement tournés vers le manga, et notamment des fonds, comme Naruto par exemple. 

BM : C’est donc plutôt le manga le grand gagnant de l’histoire ? 

JP : On peut dire ça ! Cette année, le marché du manga pèse plus de la moitié du secteur de la bande dessinée. Il y a un énorme engouement pour ce genre qui séduit une cible de plus en plus large. Le seul bémol, c’est que cela ne profite pas aux auteurs européens de bande dessinée franco-belge et donne donc une lecture de la dynamique du marché en trompe l’œil. Je pense qu’il est important que, nous éditeurs, nous nous interrogions sur notre capacité à créer et à intéresser cette cible, pour reprendre le pas. 

Webtoon, un nouveau secteur porteur pour le marché de la BD

 

BM : Et qui sont les consommateurs de mangas ? 

JP : Dans le manga il y a plusieurs publics. D’abord, il y a les plus anciens, ceux qui ont suivi les aventures de Son Gokû dans la série animée Dragon Ball dans les années 90, et qui se sont mis à lire les premiers mangas édités en France (et qui continuent encore aujourd’hui). Puis, il y a la génération Z, qui découvre à son tour l’univers manga via des plateformes de streaming. Il faut dire que Netflix l’a d’ailleurs bien compris et a massivement racheté les droits d’animés japonais. D’autres plateformes spécialisées telles que Crunchyroll ou ADN (Anime Digital Network) – dont nous sommes actionnaires – tirent également leur épingle du jeu. 

BM : Et qu’en est-il des contenus français dans tout ça ? 

JP : On s’aperçoit qu’il y a peu de contenus français et européen qui fonctionnent chez les ados. L’arrivée de la bande dessinée numérique et notamment des webtoons coréens, qui cartonnent en ce moment, représente d’ailleurs une menace supplémentaire. Line Webtoons, Toomics, Kakao Page, Lezhin Comics, ces plateformes sont massivement soutenues par le ministère de la culture de Corée du sud et vont déferler sur le monde entier. En France, deux éditeurs s’y sont intéressés. Delcourt - l'un des éditeurs de BD, comics et mangas - s’est associé à Lezhin pour lancer Verytoon, une plateforme uniquement dédiée aux contenus coréens, et Dupuis (qui appartient à Média-Participations) a quant à lui développé Webtoon Factory, afin de proposer des contenus originaux. 

BM : Depuis quelques années, la bande dessinée semble sortir des sentiers battus, loin des univers de science-fiction ou d’aventure qu’on lui connaissait. Comment expliquer vous cette mutation ? 

JP : J’ai l’impression que le monde de la bande dessinée, qui a longtemps été sous considéré dans le milieu de l’édition, a cherché la respectabilité en voulant se détacher de son étiquette de « sous-genre ». Aujourd’hui - et c’est formidable - on a une véritable culture de l’écriture d’auteur dans la BD. Tout le marché de la création européenne s’est beaucoup rapproché de la littérature. L’auteur, le nom, a pris le dessus sur la série ou la production. On le voit notamment avec le marché de la BD pour adulte franco-belge qui est très marqué par le succès des romans graphiques, avec une forte pagination, souvent en un tome, et traitant de sujets de fonds. 

On a de plus en plus de BD qui abordent des sujets de société ou des témoignages. Je pense au périple de Thomas Pesquet raconté par Marion Montaigne ou Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici qui ont traité ensemble de la difficulté de la transition carbone. Il y a également tout le travail de Riad Sattouf, qui est sans conteste l’un des auteurs les plus populaires de sa génération, notamment grâce à des œuvres telles que « L’arabe du futur », « Les cahiers d’Esther » ou « Le jeune acteur ». 

BM : Quels sont les artistes français qui s’exportent le mieux ? 

JP : Globalement, notre BD française ne s’exporte pas formidablement bien. Elle n’a pas encore réussi à s’implanter à l’étranger comme les mangas ou les comics américains ont pu le faire. Je pense que c’est notamment dû au fait qu’on traite beaucoup de sujets « de chez nous » et pas assez de thèmes plus universels.

“Editeurs comme artistes, doivent s’interroger sur le succès des webtoons coréens, des mangas ou des séries à succès de Netflix ou HBO”

 

BM : En termes de distribution, qui rafle la mise ? Les libraires, les grandes enseignes ou internet ? 

JP : Je dirais qu’internet et les libraires marquent la plus forte croissance. On remarque que la BD est souvent achetée sur internet, 43 % pour les bandes dessinées enfants et 44 % pour les plus âgés. Amazon se détache d’ailleurs assez nettement avec environ 35 % des achats.
Aujourd’hui encore, les grandes enseignes ont du mal à suivre ce marché qui est très diversifié, avec beaucoup de références. Il y a 20 ans, des grandes surfaces alimentaires comme Carrefour concentraient 30 % du marché de la bande dessinée, contre 10 % aujourd’hui. 
Je pense que les éditeurs et les auteurs doivent bien garder en tête qu’il faut aussi proposer du contenu populaire et accessible, car c’est comme ça qu’on renouvelle le lectorat. Combien d’enfants, et même d’adultes, sont devenus des lecteurs de bandes dessinées parce qu’ils attendaient leurs proches au rayon BD des grandes surfaces. 

BM : Quels sont donc les enjeux du secteur pour s’imposer durablement ?  

JP : Même si le marché connait une croissance sans précédent et qu’il a multiplié par dix son offre de nouveautés, il n’a paradoxalement pas beaucoup progressé en termes de volume. Il y a donc un morcellement du secteur qui rend la réussite d’un nouveau titre beaucoup plus compliqué pour un auteur. Les vrais enjeux, ce sont des enjeux de création. Il faut s’adresser à un public plus international, penser au lecteur, s’intéresser à lui, à ce qui le préoccupe. Il faut également s’interroger sur le succès des webtoons coréens, des mangas ou des séries à succès de Netflix ou HBO. Derrière ça, il y a des modes d’écriture différents où on se donne plus de temps, où on écrit à plusieurs, pour aller chercher plus d’inventivité, de diversité et d’efficacité dans la narration. 

BM : La clé serait-elle de favoriser davantage les partenariats européens ? 

JP : Effectivement ! Il faut qu’on arrive à créer un marché européen de l’écriture et la lecture si on veut exister sur le plan international. Que ce soit le Japon ou les Etats-Unis, ce sont des pays qui ont des marchés intérieurs beaucoup plus forts que le nôtre, et ça leur donne une puissance incomparable. Donc, même si on s’en sort plutôt bien en France, je pense qu’il faut qu’on apprenne à travailler un petit peu plus avec les Italiens, les Allemands ou les Espagnols pour acquérir une taille plus importante. Le webtoon est peut-être d’ailleurs une des clés. 

 

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Mélanie Bruxer Rédactrice web