Yannick Martel, Capgemini : « Le data sharing est un axe de compétitivité majeur pour les entreprises »

Au cœur des réflexions stratégiques de nombreux secteurs, la data offre des perspectives de compétitivité et de croissance aux entreprises. Mais disposer de cette donnée ne suffit pas, il faut la comprendre, l’analyser et la partager en interne et en externe pour la valoriser. Yannick Martel, expert en data et en intelligence artificielle chez Capgemini, met en lumière le processus nécessaire pour transformer cette opportunité en véritable richesse.

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De manière générale, à quel niveau se situent actuellement les entreprises concernant l’utilisation et le partage de leurs données ?

Yannick Martel : Traditionnellement, les données sont utilisées pour générer des rapports et des analyses avec comme destinataires principaux les managers. Aujourd’hui, les entreprises se tournent progressivement vers l’exploitation de cette donnée pour améliorer la valeur de leurs processus opérationnels. C’est une tendance qui nécessite une infrastructure et du partage interne. Et ce n’est pas évident car de nombreux systèmes data sont uniquement conçus pour récupérer la donnée, de manière assez lente, et ne sont pas assez réactifs.

Le partage global en interne n’est pas un réflexe pour ces entreprises ?

Y.M : Les systèmes n’ont pas été conçus pour ça à l’origine. Que ce soit pour gérer les processus quotidiens ou faire des analyses, ils fonctionnent par département ou par équipe. Or quand on veut utiliser efficacement la donnée, il faut la partager et ouvrir l'accès au plus grand nombre. La première étape – et les entreprises sont majoritairement dans cette phase – consiste à créer de la valeur dans les processus opérationnels en injectant de la donnée. Ensuite, il faut réussir à la partager avec des tiers extérieurs comme des clients ou des partenaires. Et enfin, la data peut devenir un produit duquel on peut tirer des analyses ou des enseignements. Il s’agit vraiment d’un modèle à plusieurs étages et il y a des critères de maturité. On ne peut pas passer d’une non-utilisation à une utilisation parfaite.

Quelles sont les démarches à entreprendre pour une entreprise qui souhaiterait partager ses données alors qu’elle ne se trouve pas encore dans cette logique-là ?

Y.M : Dans un premier temps, il faut réussir à révéler le potentiel d’amélioration du business grâce à un meilleur partage de la data. Cette prise de conscience peut passer par l’étude d’exemples d’entreprises qui ont innové et sont parvenues à tirer de la valeur de leurs données, au-delà de quelques pourcentages de retour sur investissement. Capgemini a une démarche d’innovation pour arriver à révéler ce potentiel à travers des ateliers. Ensuite, s’il y a bien du potentiel à exploiter, il faut réaliser des tests avant d’entrer dans une démarche d’industrialisation.

Quels sont les freins ou les contraintes pour les entreprises ?

Y.M : Le partage de données pose des problèmes de sécurité, de confidentialité, de respect des règlementations sur la vie privée etc. Ce sont des problématiques qui existent en interne et encore davantage en externe. Les contraintes règlementaires, qui nous protègent en tant que consommateurs, sont des freins pour les entreprises. Mais il y a également des contraintes techniques. Il est nécessaire de construire des systèmes qui vont permettre le partage. On constate que les entreprises qui réussissent à tirer de la valeur du partage interne et externe ont mis en place des organisations et des équipes séparées, qui possèdent des compétences et des expertises que les sociétés n’ont pas à l’origine.

« La vente de données brutes est rarement intéressante, ce sont les analyses et les informations extraites de ces données qui ont de la valeur »

Concrètement, quels seraient les gains pour une entreprise qui se lancerait pleinement dans le partage de données ?

Y.M : Le partage et la récupération de données à l’extérieur vont permettre de générer de nouveaux flux de revenus, de créer de nouveaux produits ou de transformer la data elle-même en produit. La vente de données brutes est rarement intéressante, ce sont les analyses et les informations extraites de ces données qui ont de la valeur. D’où l’intérêt d’avoir une équipe dédiée capable de fournir un service d’analyse. Actuellement, les entreprises essaient déjà d’être leaders sur le marché en exploitant la donnée et en servant mieux leurs clients. Mais il ne s’agit plus uniquement d’être efficace. Le partage va permettre d’entrer dans un écosystème et d’obtenir de nouvelles sources de revenus. La conception de certains nouveaux produits ne sera possible que grâce à la donnée et cette dernière peut également devenir un produit en elle-même.

L’Europe a mis en place un portail unique de partage de ses données. Est-ce que les entreprises privées ont intérêt à se lancer dans une initiative de ce type ?

Y.M : Il faut distinguer deux choses : l’open data et le partage de données. L’open data est un type de partage de données naturel pour des établissements publics au niveau national et européen. Ils ont un devoir de transparence vis-à-vis des citoyens et du public. Il serait légitime que certaines entreprises fassent preuve de transparence vis-à-vis de leurs clients mais dans le privé, il s’agit davantage d’écosystèmes de données sur invitation. Un environnement où des clients et entreprises pourraient consommer en self-service avec un modèle de revenus est possible mais il ne s’agira pas de quelque chose de totalement ouvert et gratuit.

« En 2025, 30% du PIB global viendra d’écosystèmes de partage de données »

Est-ce que certains secteurs sont plus avancés que d’autres ?

Y.M :Oui, nous travaillons avec des secteurs pour lesquels le potentiel est important. Dans le domaine industriel, nous avons par exemple œuvré avec Airbus pour qui le partage de données avec ses clients, les compagnies aériennes, a une forte valeur : cela leur permet d’aller au-delà de la vente d’avions en étendant les services de gestion et de maintenance. Dans le secteur du retail ou consumer products, les acteurs ont intérêt à optimiser leurs achats de données pour les utiliser auprès de leurs clients, mais également pour fournir des services à d’autres entreprises. Nous avons fait une belle opération pour Unilever sur ce sujet. On peut également évoquer le secteur des opérateurs télécom. Ils ont énormément de données sur les clients qui peuvent être valorisées pour de nombreuses raisons – de façon anonymisée évidemment, comme par exemple pour décider de l’implantation d’un magasin en fonction d’analyses poussées sur les habitudes d’une population donnée. 

Vous évoquez une « belle opération » avec Unilever, de quoi s’agit-il ?

Y.M : Unilever n’avait pas des consommateurs finaux en tant que clients directs puisque ces derniers passaient par des revendeurs, la grande distribution etc. L’entreprise était donc contrainte d’acheter beaucoup de données pour faire de la publicité, de la R&D ou des opérations promotionnelles. Le problème c’est qu’ils se sont rendus compte que certaines données externes étaient achetées plusieurs fois. Ils ont donc voulu mettre en place un people data center pour centraliser toutes leurs données afin qu’elles soient parfaitement exploitées par leur département marketing. Cette démarche a permis de mieux utiliser la data, d’éviter les achats inutiles, de mieux cibler les publicités et ainsi d’optimiser les dépenses. Mieux encore, ils parviennent désormais à réaliser des analyses qu’ils peuvent ensuite vendre à d’autres marques. Ils ont donc récupéré et exploité des données qu’ils ont ensuite transformées en un nouveau produit.