Art et business : comment faire vivre une institution culturelle privée ?

Alors que les 40èmes Journées européennes du patrimoine approchent, nombreux se demandent comment entreprendre dans la culture et faire vivre une institution culturelle. Pour le découvrir, Big média a rencontré Eric Justman, qui porte la double casquette d’entrepreneur et de directeur de musée.  

  • Temps de lecture: 4 - 5 min
Musée Chana Orloff
Musée Chana Orloff

Un lieu intime, émouvant et unique, propice à la présentation de l’œuvre de l’artiste qui y a travaillé et habité. C’est ainsi qu’Éric Justman définit l’institution culturelle qu’il dirige avec sa sœur Ariane Tamir dans le 14ème arrondissement de Paris : les Ateliers-musée de sculpture Chana Orloff. Cette figure majeure du 20ème siècle a notamment croisé le chemin de Modigliani et Soutine, eux aussi artistes de renom. Pour les visiteurs, c’est un lieu d’art et de culture. Pour son directeur, c’est également une entreprise culturelle qu’il prend plaisir à faire connaître et grandir. Convaincu qu’un penchant pour l’art et un attrait pour l’entrepreneuriat sont deux choses bien conciliables, il a répondu aux questions de Big média. 

 

« Une première expérience de l’entrepreneuriat » avant de gérer les Ateliers-musée Chana Orloff  

Big média : Avant de devenir directeur des Ateliers-musée Chana Orloff, aviez-vous une expérience de l’entrepreneuriat ?

Eric Justman : Tout à fait, j’ai été entrepreneur avant de prendre la direction du musée. J’ai monté un groupe de presse, que j’ai cédé en 2016 (à vivre éditions, magazine d’architecture, ndlr). Je n’étais donc pas novice dans le monde de l’entreprise. Par exemple, j’étais bien au fait, que ce soit pour un musée ou une galerie, de la nécessité d’atteindre un équilibre économique. Cela paraît évident mais, quand on a une première expérience de l’entrepreneuriat, c’est une chose qui est peut-être d’autant plus présente à l’esprit. C’est ainsi que depuis 2016, je m’occupe de cet atelier avec l'objectif de mieux le faire connaître.  

 

BM : Quelles sont les principales sources de revenu du musée ? 

EJ : Nos sources de revenus sont essentiellement les visites guidées avec conférencier extérieur au musée. Le plus souvent, c’est un public d’associations liées à l’art ou à la sculpture, mais pas systématiquement. Les groupes constituent une part importante du public, la semaine est plutôt propice à leur venue et à l’organisation de visites guidées. C’est un public intéressé par l’art, la sculpture, et globalement en quête de culture. Le week-end, ce sont des visites-conférences qui sont proposées aux individuels sur réservation.

Une autre source de revenus est la vente de produits dérivés, comme les livres.

  

BM : Comment faire venir ce public et vous faire connaître ? 

EJ : Nous ouvrons à l’occasion d’événements comme les Journées européennes du patrimoine où l’on reçoit entre 2 000 et 3 000 personnes en un week-end. Pour nous, c’est énorme. Nous misons beaucoup sur ces journées, c’est un événement crucial, qui amène beaucoup de monde et contribue à nous faire connaître, comme les Journées nationales de l’architecture, ou la nuit des musées. Une partie des visiteurs de ce type d’événements revient dans l’année, d’autres conseillent le lieu à leur entourage. Les personnes qui viennent du monde associatif jouent un rôle-clé car ce sont elles qui encouragent les autres membres de leur association à nous rendre visite ou à organiser une visite groupée. 

 

« Diriger une institution culturelle privée, c’est organiser les choses autrement et avancer avec une autre vision » 

BM : Quelles sont les différences majeures entre la gestion d’une institution culturelle privée et d’une institution publique ? 

EJ : Je dirais que la différence majeure réside dans la donnée économique. Un musée reçoit certes des subventions de l’Etat, de la ville, de la région, mais a constamment de nombreuses contraintes et de lourdes charges. Par exemple, en termes de sécurité, le gestionnaire d’un musée public doit s’assurer d’avoir constamment un gardien par salle. Ou encore, en ce qui concerne l’agencement, vous devez avoir une œuvre tous les X mètres. Diriger une institution culturelle privée est à cet égard beaucoup plus souple, c’est organiser les choses autrement et avancer avec une autre vision. Nous pouvons nous adapter plus facilement à une forte comme à une moindre affluence, et ainsi agencer l’espace comme bon nous semble. Chaque type de gestion est différente, quant à savoir si l’une est préférable à l’autre, je n’ai pas de philosophie d’ensemble sur la question.

 

BM : En dehors de Chana Orloff, sur quoi pouvez-vous communiquer pour vous faire connaître et faire venir le public ? 

EJ : En tant qu’atelier-musée, nous sommes labellisés Maison des Illustres. Ce label créé en 2011 valorise un lieu qui transmet la mémoire d’hommes et femmes qui se sont illustrés dans plusieurs domaines. Dans notre cas, l’attribution de ce label a été possible car le lieu se distingue de par son architecture remarquable (la résidence-atelier a été construite par l’architecte Auguste Perret, ndlr) et, bien évidemment parce que la figure emblématique qu’est Chana Orloff y a travaillé et habité. Le lieu est donc bien référencé. 

 

BM : Votre communication est-elle une source de dépenses importantes ?  

EJ : En réalité nous avons peu de dépenses de communication, en revanche nous misons beaucoup sur les relations presse et faisons en sorte de générer des articles comme récemment dans Télérama, Beaux-Arts, Arts et Décoration… Des expositions vont avoir lieu prochainement mettant en valeur le travail de Chana Orloff. Le musée d’art et d’histoire du Judaïsme (mahJ) présente à partir du 19 novembre une exposition-dossier sur « Didi », œuvre spoliée pendant la guerre et revenue dans les ateliers récemment. Le musée Zadkine organise à partir du 15 novembre une exposition importante sur Chana Orloff, intitulée « Sculpter l’époque ». Des articles commencent à paraître dans les magazines spécialisés : les lecteurs viendront ensuite visiter l’atelier. Nous devons faire avec nos moyens et donc faire preuve d’intelligence dans nos dépenses ! Un article bien placé peut être plus bénéfique qu’une publicité coûteuse. Dans les prochaines années, nous souhaitons aussi renforcer les synergies avec d’autres musées de sculpture et d’autres établissements labellisés Maison des Illustres. 

 

BM : Si vous comparez la gestion du musée à votre précédente expérience d’entrepreneur, quelle est, selon vous, la principale similitude avec la gestion d’une start-up ? 

La principale problématique, lorsque l’on démarre une aventure comme celle-ci, c’est que l’on met du temps à monter en puissance. Comme la plupart des start-up finalement ! Peu à peu le chiffre d’affaires grossit, les visiteurs affluent, le nombre de personnes qui nous portent un intérêt augmente… la différence majeure avec les start-up, c’est que nous ne nous inscrivons pas dans un champ concurrentiel, et surtout nous ne vendons pas un produit ou un service mais nous transmettons la mémoire d’une artiste. 

 

« Dans le domaine de la culture, il faut plutôt voir des synergies que des oppositions » 

BM : Le label Maison des Illustres ne vous donne-t-il pas d’avantage concurrentiel ? 

EJ : Bien que la direction d’une institution culturelle soit une aventure entrepreneuriale, je ne pense pas que l’on puisse parler en termes d’avantage concurrentiel ni même de profitabilité. Une personne qui va visiter le musée Bourdelle ou Zadkine, qui sont d’autres musées de sculpture, ne sera pas empêchée de voir Chana Orloff, je dirai même que ça l'incitera à le faire. Dans le domaine de la culture, il faut plutôt voir des synergies que des oppositions. D’ailleurs, dans cette optique, les partenariats sont importants. Pour notre part, nous sommes partenaires du musée d'art et d'histoire du judaïsme qui propose des billes couplés m.a.h.J et Ateliers-musée Chana Orloff. 

 

BM : Comment fidéliser le public lorsqu’il vient visiter les Ateliers-musée Chana Orloff ? 

EJ : nous prêtons beaucoup de pièces au musée Zadkine pour l’exposition « Chana Orloff, sculpter l’époque » qui présente principalement le travail de Chana Orloff d’avant-guerre. Cela nous donne l’opportunité de commencer un cycle d’expositions thématiques et en premier lieu de présenter des œuvres d’après-guerre. Ces expositions thématiques seront l’occasion de fidéliser nos visiteurs. Nous organisons aussi des évènements comme des concerts.

En termes d’image, nous surfons beaucoup sur la vague du Paris intime, du Paris caché, de ces lieux hors des sentiers battus à visiter absolument. Nous cherchons plutôt à atteindre un public intéressé qu’un public large et, à défaut de fidéliser ce public, de lui proposer une expérience marquante qui va donner envie de transmettre son intérêt pour le lieu. C’est une autre différence majeure avec un grand musée. Ici, pas de parcours quadrillé, pas besoin de placer une œuvre tous les X mètres… Par conséquent, le public qui vient et très intéressé mais aussi très touché. Beaucoup de visiteurs sortent d’ici en nous disant que le lieu est empreint de l’âme de Chana Orloff, comme si elle habitait encore ici. Cette atmosphère, ça parle aux gens, ça a un côté intime et authentique que nous cherchons à cultiver. 

Jean baptiste Ganga

Jean Baptiste GANGA

Rédacteur web