Alkis Argyriadis [Head of music Ubisoft] : « le jeu vidéo peut apporter sa pierre à l’évolution de l’industrie musicale »

Ubisoft a remporté le premier Grammy Awards dédié à la musique de Jeux vidéo pour Assassin’s Creed Valhalla : Dawn of Ragnarök, bande originale Stephanie Economou. Pour Alkis Argyriadis, la création même de ce prix témoigne la reconnaissance de la maturité qu’a son industrie dans le champ des ICC.  

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Alkis Argyriadis

Head of music chez Ubisoft, Alkis Argyriadis travaille depuis près de 24 ans pour le leader français du jeu vidéo. Autant dire que ce musicien de formation a eu le temps de voir l’industrie se transformer, et son entreprise changer de dimension (en 1999, Ubisoft comptait 1 500 employés, ils sont aujourd’hui près de 22 000 répartis tout autour du globe). Embauché comme designer sonore, il fait ses armes en supervisant la bande-son d’une grande diversité de jeux. Plus tard comme directeur créatif, il pilote la licence Just Dance qui, avec ses 80 millions de ventes et ses 120 millions d’utilisateurs, est devenue le jeu vidéo musical le plus vendu au monde. Aujourd’hui à la tête du service musique d’Ubisoft, Alkis Argyriadis dirige une quinzaine de collaborateurs répartis dans les bureaux de Paris, Montréal et Shanghai. Il revient sur l’évolution de l’industrie musicale avec celle du jeu vidéo. 

« Les jeunes générations découvrent la musique orchestrale par le jeu vidéo »  

Big média : Comment fonctionne le pôle musique d’Ubisoft ?  

Alkis Argyriadis : L’activité du pôle est très diversifiée. Il y a toute une partie "licensing" qui négocie l’exploitation de musiques préexistantes. Pour les conceptions originales, nous participons à la construction des briefs créatifs des jeux au travers de nos Music Supervisors, qui font le pont entre les musiciens et les équipes de développement des projets. Ça implique de parler le double langage de la musique et du codage. Je pense que c’est le plus beau métier du monde. Nous sommes aussi en charge des activations avec les artistes musique en général et, avec nos partenaires, nous exploitons nos productions originales au travers de vinyles et bien sûr via les plateformes de streaming. 

BM : Les François de Roubaix et Ennio Morricone de demain viendront-ils du jeu vidéo ? 

AA : En fait, j’ai une théorie sur le sujet. Il faut avoir en tête que c’est par la musique de film et les compositeurs comme Ennio Morricone ou John Wiliams que ma génération a découvert l’orchestration classique. De la même manière, je suis persuadé que les jeunes générations découvrent la musique orchestrale par le jeu vidéo. D’ailleurs, beaucoup de compositeurs de longs métrages se sont déjà essayés sur des projets à nos côtés !Le cas de la licence Assassin’s Creed est riche en exemples. Nous avons par exemple travaillé avec Lorne Balfe, ou encore avec Brian Tyler qui a travaillé sur de nombreux films Marvel et j’en passe ! Il n'y a plus vraiment de limites entre les deux mondes.

BM : Existe-t-il pour autant des spécificités musicales propres aux jeux vidéo ? 

AA : Dans un jeu la bande sonore doit s’adapter aux décisions et actions du joueur, ce qui est une particularité contraignante. Dans le jargon, on parle de musique non linéaire. On en revient au rôle primordial des music supervisor, car c'est eux qui font en sorte d’intégrer les contraintes in-game pour que la musique proposée en temps réel s’adapte au mieux à la situation que vit le joueur. Mais j’imagine très bien dans le futur avoir le joueur ou la joueuse qui coconstruit la bande son encore davantage. Aujourd’hui, on est capable de faire de la musique complètement procédurale, c’est-à-dire qu'un algorithme crée la bande sonore en temps réel. Pour l’instant, le rendu ne convient qu’à certains styles de jeux, mais demain, qui sait ce qu’on sera capable de faire ? 

« Via nos plateformes, les artistes peuvent être broadcasté dans le monde entier »

BM : Quelles sont les composantes d’une bande-son réussie ? 

AA : Disons qu’on s’inscrit plus globalement comme une sous-famille de la musique à l’image. Il y a donc des critères d’évaluations communs avec le cinéma permettant de dire qu’un projet est réussi. Pour moi, le pari est gagné lorsque les émotions ressenties en voyant le film se retrouvent dans l’accompagnement sonore. Quand en écoutant un extrait sur Spotify, l’auditeur retrouve immédiatement une scène d’un film ou d’un jeu, on peut dire que l’objectif a été atteint. Le deuxième point, qui lui est 100 % spécifique aux jeux vidéo, c’est la façon dont la bande originale est intégrée dans le gameplay. On peut avoir une super musique, si cette dernière n’est pas branchée au bon endroit, ça peut complètement ruiner l’expérience utilisateur. Typiquement, lors de combat, conserver la musique tout du long peut exacerber la frustration des joueurs. Notre rôle c’est donc d’accompagner les développeurs pour que la musique s’enclenche de façon réactive, mais pas intempestive ! À titre personnel, j’apprécie tout autant la bande-son swing et jazzy d’un jeu comme Cup Head que celle d’un Hadès, avec ses couleurs « rock progressif méditerranéen », ou encore celle, orchestrale et pléthorique d’un Genshin Impact.

BM : Quelle relation entretenez-vous avec l’industrie du disque ?

AA : De plus en plus, on essaye de créer des ponts entre les deux industries et d’aboutir à des cocréations. On se retrouve alors au croisement entre le licensing et la musique originale, ce que je trouve fascinant ! Et tout évolue naturellement, car les artistes d’aujourd’hui sont des gamers et prendre part à nos expériences. Je reprends encore le cas d’Assassin’s Creed, mais c’est une licence très importante pour nous. On a récemment réalisé un partenariat avec Aurora, une artiste pop norvégienne sous contrat avec Universal. Eh bien, elle était déjà fan du jeu, et ça a considérablement facilité la collaboration. On lui avait demandé de faire un morceau qui s’appelle Hunting Shadows pour les quinze ans de la marque, et dès la première démo elle était tout pile dans ce qu’on attendait. Chez Ubisoft, nous créons des univers et le rôle de mon équipe est de faire s’entrechoquer ces mondes avec ceux d’artistes pour en faire émerger quelque chose de totalement original.

BM : Quel jeu laisse entrevoir ce type de collaboration ? 

AA : Je dirais que Watch Dogs Legion est un exemple plutôt éloquent ! L’intrigue du jeu dépeint une rébellion dans un Londres opprimé par un État de surveillance totale. Dans une mission annexe, on retrouve le rappeur anglais Stormzy - qui incarne son propre rôle - Et il faut l'aider à contourner la censure pour qu’il puisse uploader le clip vidéo de sa chanson « Fall on my enemies », qui est alors diffusée sur un écran. Tout cela était perfectible mais nous a appris tellement de choses, et surtout je trouve que c'est un bon exemple d'intégration d'un artiste dans le cœur de jeu. Et donc un bon exemple de la manière dont le jeu vidéo peut apporter sa pierre l'évolution de l'industrie musicale." Ce que nous cherchons à faire, c'est vraiment des partenariats où tout le monde s'y retrouve. Parce que les artistes via nos plateformes peuvent être broadcasté dans le monde entier et toucher plein de joueurs et de joueuses avec quelque chose de sincère et de profond.

« Ce Grammy, officialise le fait que ces industries avancent désormais côte à côte, et se nourrissent mutuellement»

BM : En février, la compositrice Stéphanie Economou a gagné pour le compte d’Ubisoft, le premier Grammy dédiées spécifiquement aux Jeux vidéo. Qu’est-ce que ça signifie pour vous ? 

AA : Le sentiment de fierté est indescriptible. D'autant plus que l'histoire retiendra que c'est une talentueuse artiste, Stephanie Economou, qui fut la première lauréate. Mais je vais même aller plus loin ! J’espère qu’on gagnera bientôt d’autres Grammy, pas uniquement pour la catégorie jeux vidéo. On pourrait remporter d’autres prix, comme celui de single de l’année, en collaborant avec des artistes populaires sur des titres originaux. 

BM : Plus largement, qu’apporte la création de cette distinction à l’industrie du jeu vidéo ? 

AA: Cette catégorie de Grammy aurait dû exister depuis au moins 20 ans. Il y a un côté « juste retour des choses » au travers de cette distinction. Bien que le marché des jeux vidéo soit aujourd’hui plus lourd que celui de la musique et du cinéma réunis, notre industrie a longtemps été considérée comme l’enfant pauvre des ICC (ndlr, industries culturelles et créatives). Même si c’est moins vrai que ça ne l’a été, on a toujours cette impression de courir après nos lettres de noblesse et que les autres nous regardent de haut. Pourtant cette pseudo rivalité est vaine. Je suis un grand cinéphile, mais nos industries ne sont pas en compétition l’une avec l’autre et c’est plutôt une bonne chose que de voir les deux mondes commencer à se nourrir mutuellement. Finalement, cette catégorie, ce Grammy, officialise le fait que ces industries avancent désormais côte à côte, et se nourrissent mutuellement.

BM : Quelles sont les perspectives des années à venir pour Ubisoft Music ? 

AA : Ça fait un peu bizarre de le dire comme ça, mais pour moi, les musiciens émergents, les artistes en devenir sont des fans de jeux vidéo et j'ai envie de leur dire : « venez dans nos expériences, venez avec votre univers ! ». Ensemble on pourra créer des choses qui sont uniques. Personnellement, j’attends avec impatience ces artistes-là et j’espère qu'on sera de ceux qui feront éclore les superstars de demain.

Martin Ferron
Martin Ferron Rédacteur Web