Santé mentale du dirigeant : les pièges à éviter

Les entrepreneurs sont créatifs, inspirés, résilients… mais ils négligent souvent leur santé mentale. Or, pas d’entreprise florissante sans un dirigeant en bonne santé, à tout point de vue. Pour le psychologue et créateur du réseau Apesa, Jean-Luc Douillard, la prévention passe par une meilleure sensibilisation des premiers concernés. 

Santé mentale du dirigeant

Parmi les obligations des chefs d’entreprise, il y en a une qui est souvent délaissée : leur propre santé mentale. En effet, près de 4 patrons sur 10 ont déjà été amenés à prioriser leur activité au détriment de leur santé, d’après une enquête de la Fondation MMA des Entrepreneurs du Futur. Heureusement, les réseaux d’accompagnement dédiés se multiplient, à l’instar d’Apesa (Aide Psychologique aux Entrepreneurs en Souffrance Aiguë). Son créateur, Jean-Luc Douillard, revient pour Big média sur la nécessité de changer de regard sur la santé mentale du dirigeant.  

Big média : Qu’est-ce qu’une bonne santé mentale ?  

Jean-Luc Douillard : C'est très difficile à définir car chacun a ses critères. Cependant, je pense qu’elle repose sur un bon équilibre entre le ressenti de soi, la vie familiale, l’environnement social mais aussi la sphère professionnelle, soit tous les espaces qui composent notre identité. Une bonne santé mentale, c’est aussi avoir de la perspective, même quand on vit des moments difficiles. Quand on n’est plus en mesure de se projeter, on se met à ruminer, à avoir des idées noires.  

BM : Or, un entrepreneur, c'est celui qui doit, justement, se projeter…  

JLD : Les entrepreneurs possèdent une importante créativité, dans le sens où, quand ils engagent un projet, ils y investissent tout. Ils emmènent du monde avec eux, essaient de les convaincre, défendent coûte que coûte leur idée, certains rêvent même d’international…  Cette créativité entrepreneuriale est donc très positive, mais c’est pour cela aussi que les entrepreneurs sont de grands adeptes de la méthode Coué. Or cette dernière masque les fragilités, elle fait prendre des décisions un peu trop rapides. Petit à petit, quand on commence à être en difficulté, quand on continue de faire comme si tout allait bien, on s’ancre dans la vulnérabilité. On se renferme, on se coupe des autres… Le champ se réduit et les perspectives sont de plus en plus douloureuses. 

« La santé du dirigeant, c’est le premier capital d’une entreprise » 

BM : La parole autour de la santé mentale du dirigeant se libère-t-elle ? 

JLD : Il y a eu un premier effet dû au confinement : les entrepreneurs se sont rendu compte qu’indépendamment de leurs compétences, leur entreprise et, par extension, le monde économique pouvaient s’arrêter du jour au lendemain. Cela ne relevait pas du tout de leur responsabilité.  Cet événement majeur les empêche aujourd'hui d'être comme ils étaient avant. Sans oublier les répercussions qui ont suivi : l'augmentation des coûts des matières premières et des énergies, les conflits partout, la modification du monde du travail : la fragilité de l'entrepreneuriat réside dans l'incapacité actuelle d’être aussi serein qu’avant.  

En parallèle, tout un microcosme s’est créé pour accompagner les dirigeants : le réseau Apesa, 60 000 rebonds, Second Souffle, les Rebondisseurs français, etc. Avant, il n’était question que de la santé des salariés : désormais, on aborde aussi la santé mentale de l’entrepreneur.  

BM : Mais encore faut-il que les premiers concernés acceptent d’en parler… 

JLD : Bien sûr, car la santé mentale a encore cette connotation plutôt négative : elle fait peur. On l’associe à de la fébrilité, voire à de la dépression. On estime qu’elle ne fait pas partie de la gestion quotidienne des dirigeants, alors que ces mêmes dirigeants sont bien souvent des anxieux et des stressés chroniques. Mais ils ne veulent pas se l’avouer, car montrer qu'on s'inquiète tout le temps pour les autres, pour ses salariés, pour demain, pour les futurs clients, pour la banque, pour les enfants, ce serait éventuellement parler de sa fragilité. Or, être fragile et être sensible, ce n’est pas la même chose… La sensibilité est même une compétence !  

BM : Aussi, où placer le curseur ? Quand faut-il s’inquiéter pour sa santé mentale ?  

JLD : Le problème quand on est chef d’entreprise, c’est qu’on trouvera toujours un moyen de s’organiser pour gérer une difficulté supplémentaire quand elle se présente. Par exemple, si on a mal au dos ou mal au ventre, on l’associe systématiquement à une semaine compliquée. On se dit que ça ira mieux la semaine prochaine. Cela revient à s’aménager des petits arrangements avec soi-même. Et un dirigeant a une énorme capacité à multiplier les arrangements avec lui-même. Le déni peut durer très longtemps. C’est un mécanisme inconscient, de défense : la réalité est masquée par un processus qui vous protège. Cela permet de ne pas s’effondrer complètement, mais cela n’empêche pas d’aller droit dans le mur… 

BM : Quelles sont les pistes d’action ?  

JLD : La première peut être de prendre l’habitude de voir un professionnel régulièrement, même quand tout va bien ! D’ailleurs, nous lançons une expérimentation en partenariat avec une mutuelle, sur les villes de Bordeaux et Paris : nous offrirons des bilans psychosomatiques à des chefs d’entreprise, pour leur montrer que consulter un expert même quand la situation est au beau fixe, ça donne des ressources, utiles en cas de difficultés futures. C’est un espace de parole déjà investi, un sas de décompression qui existe déjà et qui évite de construire des mécanismes de défense très rigides. On pourrait même imaginer de généraliser la nécessité d’être suivi psychologiquement quand on crée, rachète ou reprend une entreprise. Après tout, la santé du dirigeant, dans sa globalité, c’est le premier capital de son entreprise.  

BM : Y a-t-il aussi une forme d'entraide entre les différents chefs d'entreprise ? 

JLD : Les pairs sont en effet des ressources essentielles. Attention toutefois, lorsqu’on évolue dans un réseau d’entrepreneurs, à ne pas masquer ses fragilités au nom d’un collectif. Cela signifie aussi qu’il faut changer la culture : les pairs en question doivent être sensibilisés au sujet de la santé mentale, soit à travers leur  vécu, soit à travers leur connaissance du sujet. Changer la culture, c’est aussi jouer sur la perception du dirigeant : par exemple, s’il prend des vacances, il faut qu’il s’arrête vraiment, sans être angoissé par la reprise. Il doit accepter de prendre du temps pour lui-même. 

Céline Tridon

Céline Tridon

Rédactrice en Chef