Octave de Gaulle [SPADE], « le design, peut avoir un impact positif considérable sur la sécurité psychologique des équipages »

Designer de 35 ans, Octave de Gaulle est spécialisé dans l’aérospatiale. Entre contraintes techniques et recherches autour des pratiques culturelles, avec son agence SPADE, il réinvente les objets du quotidien pour les adapter au contexte spatial.  

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Octave de Gaulle (SPADE) ©Photo : Tanguy Masson
Octave de Gaulle (SPADE) ©Photo : Tanguy Masson

« Il ne s’agissait pas de trouver comment consommer du vin dans l’espace, mais d’imaginer comment transposer des rites culturels à bord des stations spatiales », explique le fondateur de SPADE, à propos de son travail de fin d’études à l’Ecole nationale supérieure de création industrielle. Se définissant comme "Space designer", Octave de Gaulle continue, au travers de ses différents projets, d’appliquer les préceptes de son champ d’étude pour répondre aux problématiques des astronautes. L’enjeu reste le même : emmener là-haut un peu plus de notre humanité.  

Préoccupation futile ? Ce designer industriel de formation objecterait qu’au contraire, cette réflexion sur le bien-être à bord est d’autant plus nécessaire, qu’avec Mars en ligne de mire, les astronautes sont amenés à partir de plus en plus longtemps. « Il existe une sorte de « spatial mythique » dans l’imaginaire collectif, avec un design futuriste, tout blanc, très épuré. Mais la réalité est assez low-tech et s’approche plus du camping », s’amuse le directeur de SPADE. Après cinq ans de travail, le projet Cordon Rouge Stellar mené en collaboration avec la maison G.H Mumm, devrait permettre d’envoyer du champagne à bord d’une mission d’Axiom Space en mars prochain. Pour Big média, Octave de Gaulle revient sur les enjeux et perspectives de son métier, peu connu, mais amené à se développer dans les années à venir.  

« un public de plus en large est amené à aller dans l’espace » 

Big média :  Quelles contraintes spécifiques se posent quand on dessine un objet pour l’espace ?  

Octave de Gaulle : D’abord, il y a tout ce qui touche aux différentes normes de sécurité. Le cahier des charges est essentiellement établi par la NASA. Tous les objets envoyés dans l’espace doivent démontrer leur parfaite sécurité, et à ce titre, passent par une safety panel review (commission de sécurité, ndlr). Ensuite, il y a un travail autour de la résolution des contraintes d’usages de ce qu’on y envoie. En tant que designer, l’apesanteur est une problématique très stimulante. D'ailleurs, l’équation idéale n’a pas toujours été totalement résolue. Actuellement, les astronautes doivent sans cesse s’accommoder d’objets flottants dans l’habitacle, tout en scratchant ce qui peut l’être. Il y a une vraie ergonomie de l’espace à inventer.  

Puis, au-delà des objets et de leurs fonctionnalités, il y a l’usage qu’on en fait. C'est vraiment la partie qui m’intéresse le plus, car il s’agit de soutenir des expériences et des rituels culturels dans un environnement contraignant. Concrètement, si l’on prend l’exemple d’une mission vers Mars, il faudra être capable de faire cohabiter des astronautes de nationalités différentes pendant plus de huit mois. Pendant leur voyage, ces derniers iront loin au point de ne plus voir leur planète, et les communications avec la Terre pourraient prendre plus de vingt minutes. C’est incomparable avec les missions actuelles sur l’ISS (station spatiale internationale, ndlr), où les astronautes sont connectés à internet et peuvent communiquer en temps réel avec la terre. Sous cet aspect, on comprend que le design, en termes de sécurité psychologique et confort des équipages, peut avoir un impact positif considérable dans la conquête à venir de l’espace. Tout cela est d’autant plus vrai, qu’un public de plus en large est amené à aller dans l’espace.  

B.M : Qu’apportent les entreprises du Newspace aux acteurs traditionnels du secteur comme l’ESA, le CNES ou la NASA ?  

O.d.G : Du dynamisme ! Le marché est en plein boom, on voit très bien que comme ailleurs la compétition entraine beaucoup d’innovations. Ce qui m’intéresse au travers de la relation entre les acteurs du Newspace comme Space X et les agences supranationales, c’est qu’ils ont des objectifs très différents, mais qui résonnent tout de même avec ce que nous essayons de mettre en place chez SPADE. En fait, pendant que les grandes agences gouvernementales financent la course à « l’espace lointain », les acteurs privés lancent une dynamique de "l'espace proche de la Terre" avec quatre projets de stations spatiales qui sont en cours pour remplacer l’ISS. C’est comme si on passait d’une seule locomotive pour toute la France, à un réseau de chemins de fer. Et puis, quatre nouvelles stations signifient aussi l’ouverture d’autant de nouveaux projets, toutes avec des conceptions différentes. On va donc être de plus en plus nombreux à réfléchir à ces problématiques de design, ce qui promet encore beaucoup d’innovation.  

« Les acteurs ”non spatiaux” ont beaucoup à apporter dans la conquête de l’espace » 

B.M : Cela ouvre-t-il aussi la porte à la participation d’un nombre de plus en plus grand d’acteurs ? 

O.d.G : Absolument. Au-delà des acteurs privés du newspace, il me semble que les acteurs non spatiaux ont beaucoup à apporter dans cette conquête de l’espace. L’industrie « grand public » et le monde du spatial dialoguent encore assez difficilement. C’est regrettable, car le bénéfice d’une collaboration plus étroite serait mutuel. L’expertise des ingénieurs dans les agences supragouvernementales reste majoritairement basée sur les spécificités de l’espace. Ces derniers ont donc tout intérêt à intégrer des compétences transverses dans la réalisation de leurs projets. Aujourd’hui, je travaille notamment sur un projet autour du sommeil, et l’expérience, l’expertise à la maturité des sociétés spécialisées dans le domaine nous aide grandement. D’un autre côté, pour ces entreprises, travailler pour « le spatial » offre un axe complètement nouveau à leur réflexion qui vient nourrir leur expertise.  

B.M : Sur quel projet êtes-vous en train de travailler avec SPADE ?  

O.d.G : En ce moment, je travaille beaucoup sur le sommeil et par extension sur l’espace d’intimité de l’astronaute. C’est un enjeu de taille car il faut imaginer que les astronautes vivent dans leur bureau tout le temps, qu’ils sont dans un espace clos. À l’exception de l’ISS qui est devenue immense, dans une station ou un vaisseau, il faut avoir en tête que 90 % de l’habitacle est alloué au travail et à la vie commune. L’objectif est donc de trouver comment créer une rupture avec l’espace en commun pour retrouver une zone qu’on pourrait appeler “la chambre”. Laquelle répond aux besoins liés au sommeil, au repos, mais aussi à la nécessité de se retirer, de se concentrer, d’échanger avec sa famille, d’entretenir une vie sociale, etc.  

Nous venons d’ouvrir une première pré-étude, afin de dialoguer avec le CNES et imaginer quelles sont les pistes de développement possible pour enrichir cette partie de l’habitacle spatial.  

B.M : L’aspect culturel semble inhérent aux projets portés par SPADE, comment est-il pris en compte dans vos projets ?  

 O.d.G : L’idée est de toujours se placer du point de vue de l’expérience, de ne pas considérer les astronautes comme des machines, mais d’interroger leurs modes de vie à bord. C’est d’ailleurs une tâche complexe, car les équipages professionnels sont entrainés pour faire face aux nuisances et ne pas exprimer leurs gênes. On se repose donc beaucoup sur notre capacité à observer et analyser les pratiques d’un équipage. Ça passe par de la documentation, de la consultation d’archives, ou des entretiens avec les astronautes. Il s’agit réellement d’un héritage de notre formation de designer.  

La dimension culturelle s’exprime aussi particulièrement au travers des projets sur lesquels on décide de travailler. Notre critère, c’est qu’ils aient un impact sur la vie des astronautes. Quand je parle d’expériences culturelles, il n’y a pas forcément l’idée de folklore. Bien sûr, avec le champagne, on questionne un rite culturel. Mais dans le cas du sommeil de l’astronaute, on couple à cet aspect des contraintes physiques, techniques et pratiques.  

Le développement industriel de l'accès à l'espace ne se fera pas sans design 

B.M : L’imaginaire collectif est plein de représentations, notamment issues de la science-fiction (SF), concernant le design des stations spatiales. Quel regard posez-vous sur ces décors ?  

O.d.G : En fait, c’est assez passionnant, et je peux partager une conclusion que je tire personnellement. Toute cette représentation, du blanc immaculé, dans un univers très minimaliste, est apparue dans les années 70, en même temps que l’avènement du plastique dans le mobilier. Je pense qu’à l’époque, il y a eu une association entre cette esthétique, et le milieu spatial, principalement car le plastique évoquait la modernité. C’était d’autant plus important que pendant longtemps, c’était très difficile de représenter l’apesanteur dans les films. Dans « 2001 l’Odyssée de l’espace », il y a une scène très courte d’un stylo qui vole qui a couté des millions de dollars. Ce qui est amusant en reprenant l’exemple du film de Kubrick, c’est que l’idée proposée par Arthur Clark, d’une grande roue qui tourne et permet de recréer, par la force centrifuge, une forme de gravité est une idée scientifiquement viable. Ce n’est pas uniquement une pirouette de représentation.  

Évidemment, ces représentations de la SF sont essentiellement erronées. Depuis l’époque de la station Mir et même avant, on sait que les stations spatiales sont de grands foutoirs, où il faut tout attacher, scotcher, etc. Mais d’un autre côté, certaines idées venant de ces imaginaires sont plutôt vraies. Par exemple, on utilise effectivement beaucoup de couleurs claires, car cela permet de retrouver plus facilement les objets flottants.  

 B.M : Le designer franco-américain Raymond Loewy, avait déjà travaillé avec la NASA pour l’intérieur de la station spatiale Skylab. Est-ce que ça vous donne l’impression de reprendre le flambeau ?  

O.d.G : Totalement ! J’ai beaucoup étudié les dessins et écrits de Raymond Loewy sur la conception de la station Skylab (1973-1979, ndlr). C’est d’autant plus intéressant qu’il avait déjà beaucoup réfléchi à la question de l’intimité des astronautes. Malheureusement, sa station qui était une merveille de design n’est pas restée longtemps en fonction, et ses travaux ont été un peu délaissés depuis.  
 
En tout cas, avec SPADE, on cherche clairement à s’inscrire dans la même démarche que celle de Raymond Loewy. Même si ce qu’on fait reste imparfait. Je crois vraiment que le champ du design sera très important pour le développement industriel de l’accès à l’espace. D’autres que nous, designers et architectes, s’empareront probablement de nos premières pierres et développeront des choses qu’on est loin de pouvoir imaginer.  

Martin Ferron
Martin Ferron Rédacteur Web