Nicolas Dufrêne [institut Rousseau] : « Il ne faudrait pas que les cryptos deviennent les nouveaux subprimes »

Depuis quelques semaines, les cryptomonnaies connaissent une chute brutale de leur cours, ce qui interroge les experts sur leur avenir et la conséquence de cette baisse. Nicolas Dufrêne, directeur de l’institut Rousseau, revient sur cette crise.

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Nicolas dufrêne

Le marché des cryptoactifs est passé de 3 000 milliards de dollars à 900 milliards de dollars entre fin 2021 et juin 2022. Cette baisse historique risque d’avoir un impact sans précédent pour l’avenir du secteur. L’Union européenne souhaite réguler les cryptoactifs et est actuellement en discussion pour contrôler les flux et encadrer les plateformes. On fait le point sur la situation avec Nicolas Dufrêne, directeur de l’institut Rousseau, un laboratoire d’idées spécialisé dans les questions de reconstruction écologique et républicaine.

Big média : Les cryptomonnaies et en particulier le bitcoin, ont connu des chutes de valeurs conséquentes depuis plusieurs semaines, quelles en sont les raisons ?

Nicolas Dufrêne : Il y a deux éléments pour expliquer cette baisse. Face à l’inflation, les banques centrales ont décidé de réduire leur soutien à l’économie en retirant progressivement des liquidités et en augmentant leur taux, notamment aux Etats-Unis. Ces décisions ont un impact direct sur le Nasdaq, la place boursière américaine dédiée aux entreprises technologiques, auxquels les cryptoactifs sont corrélés.

Le second élément repose sur l’effondrement des « stablecoins », qui n’ont pas tenu leur promesse. Ces derniers ont pour mission, en théorie, de permettre aux investisseurs de se reposer lorsqu’il y a des variations trop fortes, tout en évitant la taxation lorsque l’on convertit des cryptomonnaies en monnaies réelles. Si le prix du bitcoin est à 6 000 dollars et que vous échangez 1 bitcoin contre du stablecoin adossé au dollar, vous aurez donc 6 000 unités de ce stablecoins, même si le bitcoin varie. Dans la pratique, ces stablecoins sont en majorité très fragiles et ne sont pas régulés. Certains spéculateurs l’ont compris et ont parié qu’ils ne tiendraient pas à une attaque spéculative. Avec leur effondrement, une partie des acteurs ont perdu beaucoup d’argent ce qui a heurté leur confiance vis-à-vis des cryptoactifs.

BM : Est-ce que cela remet en question l’intérêt autour des cryptomonnaies ?

ND : On pourrait dire que ce n’est pas la première chute du marché des cryptos, mais celle-là est impressionnante. Par le passé, il y a déjà eu de telles variations mais avec des volumes plus faibles. Cette crise va entamer la confiance d’un certain nombre de gens, notamment les personnes qui ont investi des sommes considérables et qui aujourd’hui en payent les frais. Les cryptomonnaies apparaissent aujourd’hui comme ce qu’elles sont vraiment, c’est-à-dire des actifs spéculatifs et non pas des systèmes monétaires alternatifs. L’expérience du Salvador qui a légalisé le bitcoin comme monnaie le démontre très bien. Plus d’un an après l’adoption de la loi, la plupart des commerçants et des entreprises continuent de le refuser comme moyen de paiement. A peine 5 % des entreprises l’acceptent et le convertissent aussitôt en dollar.

Cette crise démontre qu’aujourd’hui le marché des cryptomonnaies est dirigé et orienté par les plus spéculatives et inutiles d’entre elles comme le bitcoin. Celles qui pourraient être intéressantes pour développer la finance décentralisée et qui apportent un service sont encore trop peu valorisées.

BM : Quels sont les usages où les cryptomonnaies peuvent apporter de l’innovation ?

ND : Les Initial Coin Offering (ICO) permettent, par exemple, de lever des fonds plus facilement, de manière décentralisée et dématérialisée. Elles servent à financer des projets de startups et apparaissent comme une alternative aux levées de fonds traditionnelles. Les ICO, qui disposent d'un cadre régulé par l’autorité des marchés financiers, pourraient créer une désintermédiation financière pour des citoyens souhaitant investir dans une entreprise. Dans un autre registre, les cryptos pourraient aussi faciliter les échanges monétaires transfrontaliers, qui, à l’heure actuelle, sont encore très lents et chers.

“L’euro numérique pourrait avoir les mêmes capacités que les cryptoactifs, sans les risques spéculatifs”

BM : Certaines cryptomonnaies comme le bitcoin sont-elles vouées à disparaître ?

ND : Si vous enlevez la spéculation, il ne reste pas grand-chose au bitcoin. Je vais prendre un risque, parce que nul ne peut connaitre l’avenir, mais je pense qu’il porte en lui tellement de problèmes, qu’il est voué à disparaître à moyen/long terme. Prenons l’exemple de sa consommation d’énergie, il consomme plus d’électricité que la Belgique et la Suisse réunis sur une année. Par la mythologie qui gravite autour du bitcoin et le fait qu’il n’y ait pas d’entreprise ou d’écosystème qui gère cette activité, il n’est pas voué à évoluer. A l’inverse, Ethereum, qui est la deuxième cryptomonnaie la plus cotée, évolue et s’adapte à son temps. Elle va changer de protocole, passant de la preuve de travail à la preuve d’enjeu, pour réduire sa consommation d’énergie.

BM : Peut-on comparer la crise actuelle à la bulle d’internet au début des années 2000 ?

ND : En effet, on peut comparer les deux périodes. Aujourd’hui, il y a 20 000 cryptoactifs, on en crée pour tout et n’importe quoi. Le Dogecoin, par exemple, qui a l’origine était une satire de l’écosystème des cryptomonnaies, a atteint une capitalisation de plusieurs milliards de dollars. Il est certain que cette crise et les crises à venir vont faire un grand ménage là-dedans. J’espère aussi qu’il y aura plus de régulation pour vérifier la fiabilité d’un projet et ainsi protéger les utilisateurs. Il ne faudrait pas que les cryptos deviennent les nouveaux subprimes.

BM : La Banque centrale européenne se penche sur l’instauration d’un euro numérique, à quoi cela peut-il servir ?

ND : L’euro numérique pourrait avoir les mêmes capacités que les cryptoactifs, sans les risques spéculatifs qui vont avec. L’avenir doit passer par des monnaies numériques de banques centrales accessibles aux citoyens et aux entreprises pour faciliter certaines opérations, comme une ICO ou des règlements transfrontaliers. A l’heure actuelle, les acteurs de l’écosystème des cryptoactifs prennent un risque en plaçant leur jeton sur des marchés financiers. Si cela explose, tant mieux et c’est le jackpot, mais à l’inverse, si ça s’effondre, cela peut mener au drame. En basant ces opérations sur un euro numérique, il y a peu de chances que sa valeur varie énormément. Il y a donc le choix entre deux écoles : soit un système financier et monétaire régulé ; soit un casino géant sans régulation où le marché se charge de faire le tri.