Blockchains, Métavers : les grandes mutations du secteur des jeux vidéo décryptées par Nicolas Pouard [Ubisoft]

Santé, commerce, finance, etc. de nombreux secteurs commencent à intégrer les technologies de blockchain à leur structure. Rencontre avec Nicolas Pouard, Directeur des projets Blockchain d’Ubisoft et décryptage des enjeux de cette innovation dans le milieu du jeu vidéo.

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photo d'un individu pratiquant des jeux informatiques

Le plus gros studio de jeu vidéo français et troisième éditeur à l’international a lancé mardi 7 décembre 2021 sa nouvelle plateforme : Ubisoft Quartz. Celle-ci permet d’acheter des NFT (Non Fungible Token) utilisables dans « Tom Clancy’s Ghost Recon Breakpoint », une de ses licences phares. Ces NFT permettront de retracer le registre de propriété des objets achetés par les joueurs, et par ricochet, d’ouvrir leur revente au marché secondaire, une évolution notoire dans l'économie de ce secteur. Gouvernance décentralisée, circulation des objets virtuels, personnalisation de l’expérience utilisateur, ouverture sur le métavers, les blockchains propulsent l’univers du jeu vidéo dans une nouvelle ère. Décryptage avec Nicolas Pouard, Vice President Strategic Innovation Lab et Directeur des projets Blockchain d’Ubisoft. 
 

Big média : Quels avantages présentent l'utilisation des systèmes de blockchain dans le domaine du jeu vidéo ?  
 

Nicolas Pouard : Je dirais que le cœur de la proposition de valeur apportée par la blockchain est la décentralisation de la donnée. Au lieu d’être stockée dans une infrastructure centralisée et contrôlée par une entité unique (comme les serveurs d’un éditeur de jeu vidéo ou, dans le cas d’Internet, les datacenters d’une poignée d’entreprises), celle-ci est partagée sur un réseau distribué et gouvernée par l’ensemble de ses utilisateurs. C’est en quelque sorte un passage de la « monarchie » à la « démocratie » de la donnée. 
 
Par extension, cette décentralisation s’applique également à la propriété de ces données, désormais entre les mains de leurs créateurs et utilisateurs respectifs qui peuvent donc la faire circuler librement et indépendamment. Dans le jeu vidéo, cela permet par exemple de valoriser toute contribution d’un joueur à l’écosystème : que ce soit le simple fait de jouer, de confectionner ou acheter des objets virtuels, ou encore de participer à des activités communautaires.  

BM : Quelles sont les applications possibles de la blockchain dans l’univers du jeu vidéo ? 

NP : En décentralisant la donnée, la blockchain offre une autonomie et une liberté sans précédent aux joueurs et ce à tous les niveaux : gouvernance, économie, interactions et même puissance de calcul distribuée. S’il est encore trop tôt pour identifier tous les cas d’usages, ces nouvelles possibilités – jusque-là cantonnées au monde réel – entrainent une évolution des jeux vidéo en écosystèmes à part entière. Chez Ubisoft nous avons identifié 5 évolutions majeures.  

BM : Quelles sont ces 5 grandes évolutions permises par la blockchain ?  

D’abord, la propriété et unicité d’un objet numérique ; c’est la proposition de valeur des NFT. Elle permet de reconnaître qu’un objet de jeu, acheté ou créé par un joueur, soit unique et ne puisse être dupliqué.  
 
Ensuite, la distribution et la circulation des biens virtuels ; en garantissant l’authenticité, l’unicité, l’origine et la traçabilité, la blockchain rend possible les interactions de confiance entre joueurs y compris en dehors de l’écosystème de jeu (marché secondaire).  
 
Puis, point important, la gouvernance décentralisée, ou l’idée que le destin d’un jeu et de son univers soit davantage contrôlé par sa communauté.  
 
L’ouverture sur le Métavers ; notion qui s’étend bien au-delà de la vision d’une seule entreprise, et qui ne peut exister sans une économie digitale native et une technologie standard décentralisée, intrinsèquement communautaire comme la blockchain.  
 
Enfin, la personnalisation de l’expérience ; la capacité de la blockchain à représenter une « mémoire collective » qui rend théoriquement possible un niveau de persistance jamais atteint. Cela pourrait se traduire par la possibilité de partager un historique commun, relatif aux joueurs ou à leurs activités (leur personnage, leurs choix, leur inventaire, ou leurs succès par exemple), et qui pourrait être « transporté » entre différents jeux et univers virtuels, pour une expérience de jeu qui ne ressemblerait à aucune autre.  

BM : Concrètement, qu’est-ce que ça va changer dans le quotidien des gamers, et des éditeurs de jeux vidéo ?  

NP : La réponse se construira avec la communauté, au fur et à mesure que l’industrie se tourne vers ce modèle décentralisé et trouve son nouveau rôle dans un écosystème qui donne plus de contrôle aux joueurs et aux créateurs. Comment vont-ils s’approprier cette nouvelle valeur qu’ils génèrent, dont ils ont de plus en plus conscience, mais dont ils n’ont jamais pu jouir ? Cela doit-il transformer fondamentalement l’expérience de jeu ou simplement offrir de nouvelles possibilités qui rapprochent mondes physique et numérique ?  
 
Ce qui est certain, c’est que l’UGC (« User-Generated Content » ou contenus créés par les utilisateurs) va prendre une place et une valeur bien plus importantes. Ubisoft soutient depuis longtemps le rôle des joueurs comme acteurs de leur expérience. Nous nous assurons qu’ils puissent en retirer un intérêt significatif que ce soit par le biais du divertissement, du savoir, de la créativité, de la socialisation ou même de valeur monétaire. La blockchain peut devenir un facilitateur pour favoriser ces éléments dans les jeux, mais cela ne pourra se faire qu’en coconstruisant avec les joueurs. 

BM : Cette démocratisation de la blockchain dans le jeu vidéo, c'est pour quand ? 

NP : Il est encore trop tôt pour le dire. L’année 2021 a vu une accélération et une montée en puissance de l’écosystème blockchain dans le jeu vidéo, en dehors des acteurs traditionnels de l’industrie mais avec de nouveaux entrants représentatifs d’un modèle décentralisé : plateformes d’échange, guildes, marchés secondaires... Les levées de fonds impressionnantes réalisées par certaines startups comme Forte (725 millions de dollars) ou Sorare (680 millions de dollars), que nous avons accompagnées au sein de notre programme Ubisoft Entrepreneurs Lab, démontrent le fort intérêt pour cette technologie. En parallèle, le nombre de joueurs au contact de la blockchain grandit de façon exponentielle comme le montre le volume de joueurs actifs quotidiens sur le jeu Axie Infinity, passé de 6 000 à 2 millions en l’espace d’un an (octobre 2019 à octobre 2020). 

BM : De plus en plus de joueurs, impliquant donc une régulation nouvelle ?  

NP : D’un côté, la technologie commence tout juste à trouver une forme adaptée à son utilisation par des millions de joueurs et aux spécificités de notre secteur : scalabilité, faible dépense énergétique, simplicité de l’expérience utilisateur, entre autres. De l’autre, la nouvelle approche décentralisée amène un tel bouleversement des modèles traditionnels qu’il faudra du temps pour qu’elle soit comprise et intégrée par la communauté. Le nouveau rôle actif des joueurs dans la vie de leurs jeux ouvre un certain nombre de questions, auxquelles il est nécessaire de répondre collectivement. C’est ce que nous avons commencé à faire à travers l’expérience Ubisoft Quartz par exemple. 
 
Enfin, pour que la démocratisation de la blockchain dans le jeu vidéo se fasse dans les meilleures conditions, il sera important que les régulateurs suivent et accompagnent ce changement. Ce cadre essentiel n’est pas encore présent partout dans le monde mais tous les pays se penchent sur le sujet. 

BM : Justement, quelles sont les ressources, humaines et financières, nécessaires à l’intégration de l’écosystème des blockchains dans les jeux vidéo ? 

NP : Comme toute technologie, la blockchain requiert bien sûr des compétences techniques particulières, mais elle nécessite aussi des expertises plus larges qui reflètent sa nature décentralisée, comme des économistes, capables de faire le pont entre économie réelle et économie de jeu et de comprendre les enjeux des nouveaux modèles relatifs au « play-to-earn » et « create-to-earn ». De même, le rôle de « community développer », déjà présent dans les jeux vidéo d’aujourd’hui, revêt une dimension indispensable pour centraliser l’information et auprès d’une communauté de plus en plus hétérogène. De plus, dans un cadre règlementaire en pleine construction, une équipe juridique en pointe sur les questions de droit numérique est un atout non-négligeable. 
 
Il est également essentiel d’avoir une bonne connaissance de l’écosystème et de ses différents acteurs : la décentralisation a fait émerger un certain nombre de services à considérer comme autant de portes d’entrée sur les différentes blockchains. Que ce soit les plateformes d’échange, les fournisseurs de portefeuilles sécurisés (crypto-wallets) ou les organisations décentralisées. 

BM : Ubisoft développe-t-il sa propre blockchain ?  

NP : Non, à ce stade il existe plusieurs blockchains déjà existantes, particulièrement intéressantes par rapport à nos besoins, et sur lesquelles nous opérons des nœuds de validation : Ultra, Flow et bien sûr Tezos qui est la blockchain « Proof-of-Stake » (à preuve d’enjeu) que nous utilisons pour notre nouvelle plateforme Ubisoft Quartz. Après plusieurs expériences et collaborations – un premier prototype, HashCraft, la co-fondation de la Blockchain Game Alliance, des premiers NFT Lapins Crétins, plusieurs hackathons et le test de l’interopérabilité d’actifs numériques avec One Shot League – notre objectif est surtout de continuer à explorer et tester de nouvelles façons de mettre cette révolution au service des joueurs et du jeu.