Exploration spatiale : quelle place occupe l’Europe dans la mission Artémis ?

Alors que la fusée Artémis a décollé pour la lune, cinquante ans après la dernière mission Apollo, retour sur la place de la France dans l’exploration spatiale et les enjeux associés à la souveraineté européenne avec Nathalie Tinjod, chargée des relations internationales et du projet Histoire au sein de l’Agence Spatiale Européenne (ESA).  
 

  • 26 septembre 2022
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artemis
ESA - S. Corvaja

Avec ses 22 pays membres, l’Agence Spatiale Européenne (ou ESA pour European Space Agency) est aujourd’hui un acteur influent et incontournable de l'exploration spatiale. Née en 1975 d’une ambition scientifique et de la volonté d’indépendance du Général de Gaulle, l’ESA a suivi la création de la NASA (National Aeronautics and Space Administration) en 1958, et celle du CNES (Centre National d’Études Spatiales) en 1961.  

N’ayant que modestement contribué au programme lunaire américain Apollo à travers l’expérience de voile solaire du scientifique suisse Johannes Geiss, les Européens sont invités à participer au Programme Post-Apollo dans les années 80. Si les premières coopérations entre l’Europe et les Etats-Unis avaient concerné principalement la science spatiale et l’observation de la Terre, l’ESA se retrouve aujourd’hui aux côtés de la NASA, son partenaire dans la Station spatiale internationale, dans le cadre de la célèbre mission lunaire Artémis, sœur jumelle mythologique d’Apollon. Dans un contexte où de nombreux pays accélèrent leur course à l’espace, comme la Chine, le Japon, l’Inde, la Corée du Sud, les Emirats arabes unis ou Israël, l’Agence Spatiale Européenne a su démontrer sa capacité, et son attractivité ne cesse de croître. Nathalie Tinjod, chargée de relations internationales et du projet Histoire au sein de l’ESA, nous parle de la place de l’Europe dans la conquête spatiale, notamment dans le cadre de la nouvelle mission Artémis.  

L’Europe joue dans la cour des grands de l’exploration spatiale 

Big média : Comment l’Europe s’est-elle imposée dans l’exploration spatiale depuis les années 1980 ? 

Nathalie Tinjod : Depuis les années 1980, l’Europe a apporté de nombreuses contributions dans le cadre de missions spatiales internationales. Par exemple, les divers composants du Spacelab (un laboratoire spatial réalisé par l’ESA) destinés à conduire des recherches en apesanteur, se sont envolés avec la navette américaine au cours de 25 missions de 1981 à 2000. On peut également parler du laboratoire européen Colombus, arrimé à la Station Spatiale Internationale (ISS) en 2008. La mise à disposition de ce dernier a d'ailleurs permis à l’Europe, à travers l’ESA, d’utiliser 6 à 7 % de tous les équipements et des ressources de la Station Spatiale Internationale.  

D’autres réalisations ont servi les intérêts communs de l’Europe et de ses partenaires dans le cadre de l’exploration spatiale. Thales Alenia Space a par exemple réalisé la coupole d’observation panoramique (Cupola) et Airbus Defense and Space (alors EADS) les cinq véhicules automatiques de transfert européens. Ces derniers ont d’ailleurs ravitaillé l’ISS entre 2008 et 2014.  

BM : Aujourd’hui, quelle place occupe l’Europe au sein de la nouvelle mission d’exploration lunaire, Artémis ?  

NT : En 2019, à l’initiative du président Donald Trump, la date du retour de l'homme sur la Lune, que la NASA avait fixée à 2028 sans programmation claire, a été avancée de quatre ans, donnant naissance au programme Artémis, sœur jumelle mythologique d’Apollo, en référence aux missions précédentes. Du fait de ses liens constants avec la NASA, l’Agence spatiale européenne est régulièrement consultée sur les sujets d’intérêt commun. Et n’ayant pas les moyens de mener à bien une mission telle qu’Artémis en totale autonomie, collaborer avec la NASA, l’Agence spatiale canadienne et celle du Japon dans le cadre de l’exploration lunaire est pour ainsi dire un passage obligé.  

Le Directeur général de l’ESA, Josef Aschbacher et l’Administrateur de la NASA ont alors signé un Mémorandum d’Accord sur la coopération relative au Gateway lunaire civil (station en orbite lunaire), entré en vigueur en 2020 et complété par des Arrangements d’exécution. Tandis que l’Europe figurait en quatrième position dans le cadre du partenariat ISS en termes de contributions, elle sera le deuxième partenaire de la NASA dans le cadre d’Artémis.  

BM : Que prévoient ces accords ?  

NT : La NASA et l’ESA ont négocié pour définir la contribution de l’Europe à ce programme. Ces discussions se sont basées sur les réalisations passées, notamment celles que nous avons déjà évoquées comme Colombus, l’ATV ou la Cupola. Il a été décidé que nous fournirions l’ESM (European Service Module ou Module de Service Européen), partie intégrante de la capsule Orion, comprenant un système de propulsion et permettant de fournir tout ce dont les astronautes ont besoin : oxygène, eau et contrôle thermique mais également l’énergie et le carburant nécessaires au vaisseau. Dix pays ont participé à la construction du module, avec les grands industriels du secteur comme Airbus, Thales Alenia Space, Ariane Group ou encore Leonardo en Italie et leurs sous-traitants français notamment comme Sofrance ou Latelec. 

Compte tenu de sa contribution, l'ESA a pu négocier en contrepartie un ensemble de prestations, comprenant notamment trois occasions de vol à destination du Gateway lunaire pour des astronautes européens.  

“Il est essentiel que l’Europe ne soit pas distancée dans l’aventure spatiale”  

BM : Comment l’ESA a obtenu cette place de choix aux côtés de la NASA ?  

NT : Les Etats-Unis ont d’abord souhaité ouvrir leur programme d’exploration humaine à leurs partenaires historiques de l’ISS (Canada, Europe, Japon, Russie), avant de l’élargir afin de réaliser un retour sur la lune “inclusif”. 

La relation ancienne, constante et solide de l’ESA avec la NASA, ainsi que les compétences acquises au cours des différents programmes, permettent à l’Agence de se trouver aujourd’hui sur le chemin critique de la mission. Le module ESM est en effet un élément clé pour la capsule Orion et donc pour Artémis. Les Astronautes de l’ESA ont participé à plus de 30 missions spatiales et démontré leurs compétences lors de nombreux vols à bord de l’ISS au cours des deux dernières décennies. L’astronaute français Thomas Pesquet, lors de sa seconde mission Alpha, a même réalisé une sortie extravéhiculaire sans être accompagné d’un astronaute américain. L’ESA n’est plus un partenaire junior, même si la coopération reste complexe et qu’il faut négocier pour défendre ses intérêts.  

BM : Quelles sont les qualités de l’aérospatial européen reconnues à l’international et notamment par les Américains ? 

NT : Grâce à ses pays membres, à leurs centres spatiaux et à leurs entreprises, l’Agence spatiale européenne se positionne sur tout le spectre des missions spatiales, qu’il s’agisse de la science et de l’exploration, du transport spatial (avec notamment Ariane et Vega), des télécommunications, de la navigation (avec Egnos ou Galileo) ... Le programme d’observation de la Terre Copernicus, financé également par l’Union européenne, est d’ailleurs sans doute le plus performant actuellement et ses données sont massivement exploitées par les sociétés de service américaines, du fait de la qualité des données, et de leur gratuité. 

L’industrie européenne est internationalement reconnue, avec notamment les grands groupes Airbus, Thales, Leonardo et Safran. Notre industrie sait quasiment tout faire, avec des ressources limitées. Elle excelle dans le domaine des satellites comme des lanceurs, dans les technologies de navigation optique, avionique, etc. Les centres de recherche et laboratoires européens, et notamment français, pour l’expérimentation scientifique sont incontournables, comme en témoignent la SuperCam sur le rover (robot explorateur) martien Perseverance ou la ChemCam du rover Curiosity qui ont mobilisé les équipes toulousaines de l’Institut de recherche en astrophysique et planétologie. Le recours à un système européen pour assurer des capacités critiques d’un engin spatial américain est une première pour la NASA, comme le lancement par Ariane 5 du télescope spatial James Webb.

BM : Pourquoi est-ce important que l’Europe défende sa place dans la conquête spatiale ? 

NT : Il est essentiel que l’Europe ne soit pas distancée dans l’aventure spatiale, afin de pouvoir continuer à opérer de manière autonome chaque fois que c’est possible, et coopérer le cas échéant avec les leaders des différents secteurs sur les grands programmes comme l’exploration. Garantir son accès indépendant à l’espace, la sécurité de ses approvisionnements et la compétitivité de son industrie sont autant d’aspects fondamentaux notamment pour l’autonomie stratégique de l’Europe. La contribution de l’ESA au programme d’exploration lunaire de la NASA par exemple, à travers la fourniture d’éléments essentiels, lui permet de maintenir ou d’acquérir des compétences en R&D, et de faire voler ses astronautes. C’est aussi du travail hautement qualifié pour les bureaux d’études, laboratoires et ateliers européens et nationaux.  

Ces missions donnent également beaucoup de visibilité à l’ESA et à ses États membres (son logo figurant au sommet de la capsule Orion) et cela soutient les capacités de l’industrie européenne et française à l’export, qu’il s’agisse des satellites, de systèmes spatiaux ou des services de lancements (comme Arianespace). Par ailleurs, à la veille de la réunion du Conseil de l’ESA au niveau ministériel prévue pour novembre à Paris, cela peut motiver des souscriptions supplémentaires de la part des États, dans un contexte géopolitique et économique incertain. Enfin, cela inspire les jeunes générations, notamment les femmes, en espérant les motiver à entreprendre des études scientifiques. Dans ce contexte de pénurie de main d’œuvre, c’est fondamental.  

Julie Lepretre
Julie Lepretre Rédactrice web